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APOLLONIOS DE RHODES

veauté, dans la littérature alexandrine, qu’un amour si pudique et si douloureux. La Médée d’Apollonios laisse pressentir la Phèdre de Racine, et ce n’est pas là pour elle un médiocre honneur.

Une objection qui se présente à l’esprit tout d’abord, et qu’on a faite plus d’une fois, c’est que peut-être une passion si noble se concilie mal avec tant d’autres traits du personnage de Médée, et que l’unité du caractère en souffre. Comment unir en une même image cette jeune fille tremblante et la femme cruelle qui fait périr Absyrte[1], ou la magicienne qui force la nature et les monstres à lui obéir ? L’objection, à vrai dire, sous une forme ou sous une autre, s’adresse à toutes les œuvres d’un art composite ou des traces d’époques différentes se combinent, à l’art d’un Virgile ou d’un Racine comme à celui d’Apollonios. Et, en un sens, elle est irréfutable. Mais ce qu’on peut dire en faveur d’Apollonios, c’est qu’il a eu, comme tous les grands artistes, l’habileté de fondre ces éléments disparates en un tout suffisamment harmonieux pour que le goût ne soit pas choqué. En somme, la magicienne disparaît presque dans sa Médée : ce qui surnage, c’est le caractère de la jeune fille passionnée, ardente malgré ses troubles, et capable de tout sous l’impulsion d’un amour irrésistible. La magie n’intervient qu’à titre de donnée traditionnelle et de ressort consacré ; c’est un accessoire, cher d’ailleurs aux alexandrins, mais que le goût de tous les temps n’a pas trop de peine à accepter comme un postulat nécessaire en pareille matière.

À côté de Médée, les autres caractères pâlissent singulièrement. Jason, qui n’est, dans l’ensemble du poème, qu’une « utilité », a du moins le mérite, dans les scènes d’amour, de parler avec habileté et conve-

  1. IV, 338·481.