Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 2, Amyot, 1846.djvu/95

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blique, la rencontre de quelques oisifs me fait illusion en me persuadant qu’il pourrait y avoir en Russie comme ailleurs, des hommes qui s’amuseraient pour s’amuser, des hommes pour qui le plaisir serait une affaire, je suis détrompé l’instant d’après par la vue du feldjæger, qui passe silencieusement au grand galop dans sa kibitka. Le feldjæger est l’homme du pouvoir ; il est la parole du maître ; télégraphe vivant, il va porter un ordre à un autre homme aussi ignorant que lui de la pensée qui les fait mouvoir : cet autre automate l’attend à cent, à mille, à quinze cents lieues dans les terres. La kibitka sur laquelle chemine l’homme de fer est, de toutes les voitures de voyage, la plus incommode. Figurez-vous une petite charrette à deux bancs de cuir, sans ressorts et sans dossier ; aucun autre équipage ne peut servir dans les chemins de traverse, auxquels aboutissent toutes les grandes routes commencées jusqu’à ce jour à travers ce vague et sauvage empire. Le premier banc est réservé au postillon ou au cocher qui change à chaque relais, le second au courrier qui voyage jusqu’à la mort, laquelle vient de bonne heure pour les hommes voués à ce dur métier.

Ceux que je vois rapidement traverser dans toutes les directions les belles rues de la ville me représentent aussitôt les solitudes où ils vont s’enfoncer : je les suis en imagination, et au bout de leur course