Page:Cyrano de Bergerac - L autre monde ou Les états et empires de la lune et du soleil, nouv éd, 1932.djvu/119

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services me suis revêtu du corps avec lequel je vous portai hier. — Mais l’interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu qu’hier vous étiez d’une taille extrêmement longue, et qu’aujourd’hui vous êtes très court ; qu’hier vous aviez une voix faible et cassée, et qu’aujourd’hui vous en avez une claire et vigoureuse ; qu’hier enfin vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n’êtes aujourd’hui qu’un jeune homme ? Quoi donc ! au lieu qu’en mon pays on chemine de la naissance à la mort, les animaux de celui-ci vont de la mort à la naissance, et rajeunissent à force de vieillir.

— Sitôt que j’eus parlé au Prince, me dit-il, après avoir reçu l’ordre de vous conduire à la Cour, je vous allai trouver où vous étiez, et vous ayant apporté ici, j’ai senti le corps que j’informois (65) si fort atténué (66) de lassitude, que tous les organes me refusoient leurs fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de l’Hôpital, où entrant j’ai trouvé le corps d’un jeune homme qui venoit d’expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun en ce pays. Je m’en suis approché feignant d’y connoître encore du mouvement, et protestant à ceux qui étoient présens qu’il n’étoit point mort, et que ce qu’on croyoit lui avoir fait perdre la vie n’étoit qu’une simple léthargie ; de sorte que sans être aperçu j’ai approché ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle ; lors mon vieux cadavre est tombé, et comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé (67)), et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle. » On nous vint quérir là-dessus pour nous mettre à table, et je suivis mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande lorsque je périssois de faim, m’obligea de lui demander où l’on avoit mis le couvert.