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Page:Cyrano de Bergerac - L autre monde ou Les états et empires de la lune et du soleil, nouv éd, 1932.djvu/155

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Cette réponse ne satisfit pas à ce que je crois le petit hôte, car il en hocha trois ou quatre fois la tête ; mais notre commun Précepteur se tut parce que le repas étoit en impatience de s’envoler.

Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de grands tapis ; et un jeune serviteur ayant pris le plus vieil de nos Philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée, d’où mon Démon lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu’il auroit mangé.

Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d’en demander la cause : « Il ne goûte point, me dit-il, d’odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d’elles-mêmes, à cause qu’il les pense capables de douleur. — Je ne m’ébahis pas tant, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive ; car en notre Monde les Pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime ; mais de n’oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait ridicule. — Et moi, répondit mon Démon, je trouve beaucoup d’apparence en son opinion.

« Car dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas autant créature de Dieu que vous ? N’avez-vous également tous deux pour père et mère Dieu et sa privation ? Dieu n’a-t-il pas eu, de toute éternité, son intellect occupé de sa naissance aussi bien que de la vôtre ? encore, semble-t-il, qu’il ait pourvu plus nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’il a remis la génération d’un homme aux caprices de son père, qui peut selon son plaisir l’engendrer ou ne l’engendrer pas : rigueur dont dépendant il n’a pas voulu traiter avec le chou ; car au lieu de remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme s’il eût appréhendé davantage que la race du chou pérît que celle des hommes, il les contraint, bon