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espèce. Ma charitable Pie m’avoit donné auparavant quelques instructions qui me furent très-salutaires, et entre autres que je me gardasse bien d’avouer que je fusse Homme. Je répondis donc que j’étois de ce petit Monde qu’on appeloit la Terre, dont le Phénix et quelques autres que je voyois dans l’assemblée, pouvoient leur avoir parlé ; que le climat qui m’avoit vu naître étoit assis sous la zone tempérée du pôle arctique, dans une extrémité de l’Europe qu’on nommoit la France ; et quant à ce qui concernoit mon espèce, que je n’étois point Homme comme ils se figuroient, mais Singe ; que des hommes m’avoient enlevé au berceau fort jeune, et nourri parmi eux ; que leur mauvaise éducation m’avoit ainsi rendu la peau délicate ; qu’ils m’avoient fait oublier ma langue naturelle, et instruit à la leur ; que pour complaire à ces animaux farouches, je m’étais accoutumé à ne marcher que sur deux pieds ; et qu’enfin, comme on tombe plus facilement qu’on ne monte d’espèce, l’opinion, la coutume, et la nourriture de ces bêtes immondes avoient tant de pouvoir sur moi, qu’à peine mes parens qui sont Singes d’honneur, me pourroient eux-mêmes reconnoître. J’ajoutai pour ma justification, qu’ils me fissent visiter par des experts, et qu’en cas que je fusse trouvé Homme, je me soumettais à être anéanti comme un monstre.

« Messieurs, s’écria une Arondelle de l’assemblée dès que j’eus cessé de parler, je le tiens convaincu ; vous n’avez pas oublié qu’il vient de dire que le Pays qui l’avoit vu naître étoit la France ; mais vous savez qu’en France les singes n’engendrent point : après cela jugez s’il est ce qu’il se vante d’être ? »

Je répondis à mon accusatrice que j’avois été enlevé si jeune du sein de mes parens, et transporté en France, qu’à bon droit je pouvois appeler mon pays natal celui duquel je me souvenois le plus loin.