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Page:Cyrano de Bergerac - L autre monde ou Les états et empires de la lune et du soleil, nouv éd, 1932.djvu/323

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Au bout environ d’un stade, quelque chose d’aussi luisant qu’un lac parvint à nos yeux. Le sage Campanella ne l’eut pas plutôt aperçu qu’il me dit : « Enfin, mon fils, nous touchons au port : je vois distinctement les trois rivières. »

À cette nouvelle, je me sentis transporter d’une telle ardeur, que je pensois être devenu aigle. Je volai plutôt que je ne marchai, et courus tout autour, d’une curiosité si avide, qu’en moins d’une heure mon conducteur et moi nous remarquâmes ce que vous allez entendre.

Trois grands Fleuves arrosent les campagnes brillantes de ce Monde embrasé. Le premier et le plus large se nomme la Mémoire ; le second, plus étroit, mais plus creux, l’Imagination ; le troisième, plus petit que les autres, s’appelle Jugement (238).

Sur les rives de la Mémoire, on entend jour et nuit un ramage importun de geais, de perroquets, de pies, d’étourneaux, de linottes, de pinsons, de toutes les espèces qui gazouillent ce qu’elles ont appris. La nuit ils ne disent mot, car ils sont pour lors occupés à s’abreuver de la vapeur épaisse qu’exhalent ces lieux aquatiques. Mais leur estomac cacochyme la digère si mal, qu’au matin quand ils pensent l’avoir convertie en leur substance, on la voit tomber de leur bec aussi pure qu’elle étoit dans la rivière. L’eau de ce Fleuve paroît gluante, et roule avec beaucoup de bruit ; les échos, qui se forment dans ses cavernes, répètent la parole jusqu’à plus de mille fois ; elle engendre de certains monstres, dont le visage approche du visage de femme. Il s’y en voit d’autres plus furieux, qui ont la tête cornue et carrée, et à peu près semblable à celle de nos pédans. Ceux-là ne s’occupent qu’à crier, et ne disent pourtant que ce qu’ils se sont entendu dire les uns aux autres.

Le Fleuve de l’imagination coule plus doucement ; sa