Page:Cyrano de Bergerac - L autre monde ou Les états et empires de la lune et du soleil, nouv éd, 1932.djvu/93

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mesure que je m’approchois de l’autre, j’étois assuré que la plus grande étoit notre globe ; pource qu’au bout d’un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du Soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m’avoit plus paru que comme Une grande plaque d’or ; cela me fît imaginer que je baissois vers la Lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n’avois commencé de choir qu’après les trois quarts du chemin. « Car, disois-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et que par conséquent j’aie senti plus tard la force de son centre. »

Enfin après avoir été fort longtemps à tomber, à ce que je préjugeai, car la violence du précipice m’empêcha de le remarquer, le plus loin dont je me souviens, c’est que je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j’avois éclatées par ma chute, et le visage mouillé d’une pomme (39) qui s’étoit écachée contre.

Par bonheur, ce lieu-là étoit, comme vous le saurez bientôt, le Paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’Arbre de vie. Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce hasard, je serois mille fois mort. J’ai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire assure qu’en se précipitant d’un lieu fort haut, on est étouffé auparavant de toucher la terre ; et j’ai conclu de mon aventure qu’il en avoit menti, ou bien qu’il falloit que le jus énergique de ce fruit, qui m’avoit coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui n’étoit pas loin de mon cadavre, encore tout tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie. En effet sitôt que je fus à terre ma douleur s’en alla avant même de se peindre en ma mémoire ; et la faim, dont pendant mon voyage j’avois été beau-