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Ceux qui passent


Le baron de Sonas avait dû rentrer à pied de la Chambre des députés, où il siégeait à l’extrême droite ; sa bonne figure joviale s’ombrait d’une forte nuance d’inquiétude. Un petit mitron lui ayant ramassé sa canne sur la place de la Concorde, il dut porter par habitude la main à son gousset et la retirer aussi vide qu’il l’y avait introduite, hélas !

Alors il eut un geste superbe, le même que celui employé jadis quand l’or dansait gaiement dans ses poches, et qu’il le semait au vent d’une telle générosité que toute idée d’avenir en semblait écartée. Le gamin de Paris saisit toute l’histoire, tapa sur la pochette flasque de sa veste blanche :

— Pas la peine, bourgeois, sommes confrères.

Et il se sauva en riant gouailleur et bon enfant.

Le baron aussi se mit à rire de cette saillie et poursuivit sa route, égayé maintenant.

Rue Royale, il leva ses regards vers les fenêtres illuminées d’un bel appartement sis au premier. Une lueur de joie traversa ses yeux gris :

— Bah ! marmotta-t-il dans sa longue barbe grise, j’emprunterai encore cinq louis à d’Hougonet ; j’irai après dîner mettre mes hommages aux pieds de la reine Paquita. Elle doit être arrivée ce soir au logis de son fidèle partisan, et, devant sa bien-aimée souveraine, le vieux savant n’osera pas repousser ma requête.

Et il rit encore, hâtant le pas, tout amusé de son idée.

À l’angle de la rue Tronchet et du boulevard Haussmann, il enfila le long couloir d’une porte cochère pour trouver au fond l’escalier, au tapis usé, d’une maison meublée.

Arrivé au troisième étage, il stoppa, sortit une clef de son gousset, l’introduisit dans la serrure et entra précipitamment.

Son chapeau, sa canne, son pardessus jetés à la volée sur la banquette du vestibule, il pénétra dans le salon en coup de vent.

— Bonsoir, bonsoir, cria-t-il, grande nouvelle, la reine est à Paris !

Sur le divan élimé et sali, un jeune homme allongé, ses bottines éraillant l’étoffe, leva la tête et lâcha un journal ; un autre, assis à califourchon sur une chaise, cessa de mâcher une cigarette éteinte, et une jeune fille en robe de soie claire coupée aux coutures, percée aux coudes, vint mettre ses bras autour du cou de l’arrivant.

— Alors, père, elle est descendue chez notre ami le comte d’Hougonet ?

— Bien entendu. Aussitôt dîné vous m’accompagnerez et nous irons lui présenter nos devoirs. Qu’est-ce que tu fais là, Raynaut, grand paresseux !

— Je me repose ; j’ai la cervelle en compote d’avoir calculé ma martingale toute la journée.

— L’as-tu trouvée, au moins ?

— À peu près ; je veux sauter quatre fois sans arriver au maximum.

— Bon, cela. Et toi, Calixte-le-Taciturne ?

— Moi, pardi ! J’ai galopé tout Paris pour cet avare d’Hougonet. Ce que j’ai débité de bourdes dans tous les cercles pour faire prendre son ineptie d’invention ! Je m’épatais moi-même, parole !… Un peu plus, j’allais me convaincre par ma propre éloquence !

En ce moment, le timbre vibra.

— Ah ! voici maman, enfin ! on va donc se mettre à table ! Je suis éreinté.

Tout de suite la baronne de Sonas entra ; des cheveux blancs, un visage rose et doux, de jolis yeux, bons et gais, elle les salua d’un sourire.

— Je vous ai fait attendre ; c’est qu’après le sermon je suis allée complimenter monsieur le curé, à la sacristie ; jamais il n’avait été si éloquent !

— Maman, si on se mettait à table ?

— Sans doute, sans doute, sonne pour qu’on serve ; mais il faut que je vous dise vite : j’ai cru que dans l’église on allait finir par taper des mains ; le prédicateur a eu des allusions transparentes à notre famille.

« Ce grand champion de la cause catholique, ce bras droit du Saint-Père et de la cause monarchique, cet orateur que rien ne rebute, ni les sifflets, ni les interruptions ! Ce loyal Vendéen ! » Ah ! mes enfants, je lui devais bien un remerciement !