Page:D'Ablancourt Renée, Ceux qui passent, 1896.djvu/3

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Tous se mirent à rire et dévalèrent leurs trois étages, précédés du valet de chambre.

— Jean, cria Annette, fais avancer une voiture.

Le domestique se retourna à ces mots, l’œil interrogateur, une rougeur au front.

— Mademoiselle. balbutia-t-il.

— Tais-toi, nigaud, obéis ; on s’en tirera toujours à l’arrivée, n’est-ce pas, père ?

— Evidemment.

Un fiacre à galerie fut avancé, la famille s’engouffra, les ressorts gémirent.

— À l’hôtel du comte d’Hougonet, rue Royale ! ordonna Raynaut au cocher.

La famille des de Sonas était sympathique à tous ; on savait sa situation et son inaltérable bonne humeur, on lui tendait la main, on l’admettait avec empressement dans la haute société. Dans le peuple on la vénérait, on la servait pour rien en souvenir d’anciennes largesses ; tous les environs du château de Sonas, sis en Vendée, avaient vécu des bontés du baron.

Par acclamation, sans frais, sans discours, toujours on le réélisait député, et il retournait à son banc, en haut, à droite, pour crier, interrompre, défendre, contre l’invraisemblable et l’impossible, sa vieille cause perdue.

Lorsque le baron entra dans le vestibule superbement décoré de fleurs jaunes et rouges, couleurs d’Espagne mêlées aux lys de France, il eut un élan de joie. Réellement il rentrait dans son élément familier, dans le décor de son type de preux chevalier.

Sa famille le suivait, et tout de suite ils furent entourés, des mains se tendaient, des sourires, des compliments venaient à eux :

— Vous avez été superbe aujourd’hui, cher baron ; six interruptions à l'Officiel, et quelle verve, quel à-propos !

Lui riait, très joyeux, les quittant tous pour s’élancer vers un homme grand, brun, l’œil énergique, qui pérorait de sa voix empâtée dans un groupe.

— Hein, Paul, mon vieux, les avons-nous bien collés ! Comme j’ai soutenu la riposte !

— L’avons-nous assez aplati, ce ministère !

— Oui, mais gare : il va relever la tête comme l’herbe foulée aux pieds ou le serpent dont on écrase la queue. Tu vas voir, Paul ; ainsi tape, mon ami, tape ferme !

— Sans doute je tape ; au besoin je taperais sur moi, plutôt que de ne pas taper du tout ! reprit le journaliste acerbe à la plume mordante.

Ils éclataient de rire en face l’un de l’autre, absolument convaincus, absolument braves, sans aucun souci du milieu cosmopolite où ils se trouvaient, croisés à tout instant par des adversaires, par d’autres membres de la Chambre ou de la presse du parti tout opposé, mais amenés là par l’invention merveilleuse du comte d’Hougonet auquel ils faisaient la réclame de leur publicité, auquel ils assuraient l’appui du gouvernement en récompense de bons pots-de-vin…

Une vraie gamme de couleurs ce salon.

Cependant Raynaut et Calixte, tout à leur idée fixe, avaient déjà gagné le buffet désert et à peine achevé de parer à cette heure matinale ; ils en profitaient largement, servis par les domestiques encore en manches de chemise.

— Ma foi, dit Raynaut, une tranche de filet entre les dents, on gagne au change, je crois ; Potel est préférable à la vieille Joséphine.

— Ben oui, mais ça manque de siège ici, répondit son frère ; on mange debout comme des juifs faisant la Pâque.

— Tais-toi, Epicure ; tu as derrière toi un fils d’Israël, le financier Mulheim.

— Il y en a partout de cette vermine ; ici c’est logique, on brasse des millions, ils viennent pour lécher.

— Ou pour mordre.

— En tous cas pour emporter ; mais je vais aller l’endoctriner, ce petit banquier au nez crochu ; pour qu’une affaire réussisse il faut y mettre de ces gens-là.

Les deux frères sablèrent une dernière coupe de champagne et quittèrent la salle,