Page:Déguignet - Mémoires d un paysan bas breton.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
615
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

de subir des punitions pour de tristes brutes, des « saligauds » ou des braillards incorrigibles.

Je fus donc bien heureux, le 1er janvier 1858, en recevant cette surprenante nouvelle que j’étais nommé caporal aux voltigeurs du 1er bataillon. Je faisais, il est vrai, beaucoup de jaloux et de mécontents. On disait même que je devais avoir quelque haute protection. J’avais pour protections ma bonne conduite et la connaissance de tous mes devoirs, auxquels je n’avais jamais failli depuis que j’étais caporal. Oui, je fus réellement heureux ce jour-là. Il n’a jamais fallu beaucoup de choses, du reste, pour me rendre heureux : souvent une poignée de main, un sourire, un mot d’affection, d’encouragement, m’ont fait pleurer de joie. Ah ! si, en ce moment-là, j’eusse trouvé quelqu’un comme mon jeune ami de Kamiech pour m’apprendre le français et les sciences utiles, indispensables à tout homme qui est venu au monde sans la fortune ! J’aurais été alors facile à pousser n’importe dans quelle direction ! Comme j’aurais été heureux de travailler sous un maître qui m’aurait donné quelques bonnes leçons et quelques bons principes ! Mais, hélas ! je n’en trouvai pas : mes collègues n’étaient guère plus avancés que moi en arts et en sciences. Des livres ? il ne fallait pas en parler ; ils étaient hors de prix, et même on n’en trouvait pas, du moins de ceux que j’aurais voulu avoir. Il manquait donc quelque chose à mon bonheur, et c’était justement la chose après laquelle je courais le plus : le savoir.

Dans la nuit du 14 février, si je ne me trompe, lorsque tout le monde était déjà couché, nous entendîmes sonner doucement et lugubrement la générale. Il n’y avait là rien de nouveau pour nous ; nous pensions simplement à une nouvelle folie ou à une lubie du vieux bossu de Castellane. Mais au moment où nous étions à faire nos sacs pour partir au galop comme d’habitude, un sergent vint nous dire : « Laissez vos sacs, prenez vos armes seulement et vos cartouches à balles. » Sortir en armes sans sac ! Mais jamais on n’avait vu ça à Lyon sous Castellane ! Et les cartouches à balles ! Mais qu’est-ce qu’il y avait donc ? Nous étions alors dans la caserne de Serein, sur le bord de la Saône. Quand nous fûmes descendus sur le quai, on nous dit de préparer nos cartouches