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LA REVUE DE PARIS

murailles de plusieurs lieues de longueur ont été bâties de cette façon, de grands étangs et des marécages ont été desséchés, de grands taillis et des champs de landes ont été coupés et fagotés en une nuit, sans que personne y ait touchés. Vous avez eu parmi vous, et vous en avez encore, des hommes d’une force extraordinaire, soit pour la lutte, soit pour porter des charges ou pour travailler aux champs. Vous avez tous entendu parler d’un nommé Péron, qui portait à lui seul le fardeau que quinze hommes réunis ne pouvaient bouger, et faisait dans sa journée six cents fagots, quand les autres pouvaient à peine en faire deux cents. Il mit un jour, en place une auge de pierre que dix hommes avec des leviers n’avaient pu placer en une demi-journée. Vous voyez aussi des hommes qui gagnent toujours au jeu et d’autres qui découvrent des trésors. Eh bien, mes amis, ces choses-là, comme vous savez, ne se font pas par les forces, par les talents, ni par le savoir ordinaires : il faut pour cela savoir autre chose que son pater. C’est dans ce livre-ci qu’on peut trouver tous les moyens, toutes les recettes nécessaires pour pouvoir surpasser les autres en quoi que ce soit : il s’agit seulement de savoir par cœur certains noms et certaines formules qui sont là dedans, de posséder certaines herbes, du sang et le cœur de certains reptiles ou oiseaux, de soumettre son corps à certains procédés qui tous sont indiqués dans ce livre.

Personne n’avait soufflé mot, pendant que cet étrange personnage nous débitait d’un ton doctoral les belles choses qu’on pouvait faire avec son livre. Je n’avais pas quitté un instant mes yeux de la figure de cet homme. Je croyais voir ses yeux et sa bouche s’agrandir, et même sa taille, à mesure qu’il parlait ; j’avais une grande envie de regarder sous la table pour voir les jambes de ce docteur ambulant : j’avais déjà entendu raconter que le diable se déguisait souvent pour venir dans les fermes tenter les paysans de toute manière, par des marchés, des propositions de mariages, par le jeu de cartes surtout, où il perdait des sommes fabuleuses ; seulement, s’il pouvait jouer toute une nuit sans être reconnu, tous les joueurs lui appartenaient de droit. Heureusement pour les joueurs, une carte ou quelques sous tombaient toujours à terre avant la fin de la nuit ; alors on était obligé d’avoir la chandelle