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LA REVUE DE PARIS

milliers de diables, par lesquels l’univers est corrompu. Or, dans ce livre, on trouve tous les moyens de chasser ces esprits malins, lorsqu’ils font du mal, ou de les appeler lorsqu’on peut avoir besoin d’eux pour porter les gros fardeaux, faire des gros travaux, et, dans ces conditions, le bon Dieu doit être très content de voir l’homme plus fin que le malin des malins.

— Ta, ta, ta, ta ! dit la fermière, notre curé défend tous les livres qui ne sont pas bénits, et celui-là ne l’est pas, car je vois des lettres rouges là dedans.

En effet, pendant que l’homme avait tenu son livre entr’ouvert, la patronne avait pu voir les grosses lettres qui étaient en tête de la première page ; mais elle n’avait pas vu autant que moi, car, malgré qu’il cherchait à les soustraire à ma vue quand il sut que je savais lire, j’eus le temps de voir par-dessus sa main six lettres majuscules, qui formaient parfaitement le mot Albert ; elles étaient effectivement imprimées en rouge.

Mais la patronne me dit :

— Allons, Jean-Marie, il est temps de dire les Grâces et d’aller nous coucher.

Je me levai et j’allai m’agenouiller au bout de la grande table, place d’honneur réservée à celui qui dit les Grâces. L’homme au livre alla aussi s’agenouiller au bout du petit banc, non loin de moi. Après avoir fait et prononcé mon signe de croix d’une voix grave et solennelle, comme l’usage l’exigeait, je jetai vivement un coup d’œil sur les jambes et les pieds de notre voyageur. Ne voyant rien de suspect, j’entamai les Grâces, qui commençaient toujours par : « Nous nous mettons à genoux en présence de Dieu et de sa très sainte Mère, pour implorer leurs grâces et leurs miséricordes, etc., » pour finir par « Doue a bardono d’an anaon (que Dieu pardonne aux âmes abandonnées). » Les prières du soir, en ce temps-là, étaient très longues : il fallait adresser de nombreux pater et ave à la mère du Sauveur, à tous les saints, patrons ou protecteurs de l’évêché, de la paroisse, des chemins, des bestiaux, du bon et du mauvais temps, des prisonniers et des soldats, puis beaucoup de de profundis pour la délivrance des âmes du purgatoire, surtout pour celles qui étaient parties de la maison et particulièrement la dernière.