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LA REVUE DE PARIS

les chirurgiens, les pharmaciens, les savants de tous métiers n’étaient que des imbéciles pour eux, et, de ce côté-là, ils étaient sûrs d’avoir raison auprès des campagnards qui ne croient pas à la science.

Mais où ils avaient tort, ces sorciers, c’était de mettre leurs pouvoirs au-dessus de la puissance des saints qui, pour les Bretons, étaient alors, et qui sont encore aujourd’hui, les plus grands médecins et les plus grands savants à qui l’on puisse s’adresser, dans les plus grandes calamités comme dans les plus petites misères de la vie. Sainte Anne, à Auray et à la Palud ; Notre-Dame, à Rumengol et à Kerdevot, attiraient et attirent à elles presque toute la clientèle des malades et des infirmes, des chercheurs de fortune et de bonheur. On n’avait donc recours aux sorciers que dans des cas exceptionnels, désespérés, après avoir vainement consulté tous les saints et toutes les Notre-Dame. On conçoit bien que les idées philosophiques, dont on peut apercevoir quelques-unes ci-dessus, ne m’étaient pas encore venues à l’époque dont je parle. Il était du reste bien difficile d’avoir des idées dans un milieu où il n’en existait pas. Je me trompe ; il y en avait quatre : la vie, la mort, le paradis et l’enfer.

Par la vie, on entendait un séjour d’épreuves terribles, de travail, de prières, de privations, de misère et de souffrance qui doivent conduire l’homme à la vraie vie, à la vie éternelle, dans ce beau ciel où sa place est prête depuis longtemps ; mais ceux qui ne suivent pas constamment cette voie douloureuse iront inévitablement au feu éternel. C’étaient là toutes les pensées des Bretons de ce temps. On était heureux d’être pauvre et de souffrir : on suivait ainsi le chemin suivi par Jésus lui-même. J’avais lu dans mon livre de messe certains passages des Évangiles : que le Messie n’était venu que pour sauver les pauvres, qu’il était plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux que de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille. Mais, sans avoir alors d’autres idées que celles de tout le monde, mon esprit commençait à avoir certaines inquiétudes ; il avait de vagues idées d’émancipation ; il lui semblait déjà qu’il y avait dans tout ce qu’il voyait et qu’il entendait des choses excessives, des contradictions désolantes.