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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

Malte, où nous passâmes la nuit et la journée du lendemain pour prendre de l’eau, du charbon et d’autres provisions. Nos deux navires furent constamment entourés de marchands et de marchandes de fruits, et de bandes de gamins tout nus, qui jouaient dans l’eau ou sur l’eau comme des bandes de marsouins. Quand on leur jetait un sou dans la mer, ils plongeaient à quatre ou cinq dessus et on les voyait se battre entre deux eaux pour attraper ce sou ; ils fumaient des cigarettes dans l’eau, les bras croisés, ayant l’air d’être assis comme dans un fauteuil.

En quittant le port de Malte, le lendemain soir, nous faillîmes être précipités dans la mer. Nous marchions déjà bon train, lorsque notre ancre, qui n’était pas ajustée à sa place, s’échappe et tombe au fond en entraînant avec elle toute l’énorme chaîne et un pauvre mousse qui se trouvait dessus pour la cheviller. Lorsque cette ancre arriva au fond et s’accrocha aux rochers, notre navire reçut une telle secousse qu’il se coucha net sur le flanc ; les soldats, qui étaient à jouer aux cartes ou au loto, furent lancés pêle-mêle contre le bastingage ; plusieurs reçurent d’assez graves contusions. Je me trouvais justement penché sur le bord, contemplant le rivage qui avait l’air de fuir ; aussitôt que j’entendis le bruit de la chaîne qui filait avec un bruit de tonnerre, je saisis instinctivement un cordage à deux mains. Bien m’en prit, car si j’étais resté dans la position où je me trouvais avant, j’allais certainement piquer une tête dans la mer. Un matelot qui se trouvait de garde à la proue eut la présence d’esprit de couper les câbles qui rattachaient notre voilier au vapeur ; sans cela, notre navire aurait été infailliblement coulé ou démembré.

Les câbles coupés, notre bateau se redressa sur sa quille, puis se cabra comme un cheval, se renversa encore sur le flanc, enfin, au bout de trois ou quatre balancements, finit par reprendre l’équilibre. Alors il fallut se remettre au cabestan pour remonter l’ancre, au pas de charge, au son du clairon ; pendant ce temps, le vapeur avait disparu à l’horizon. Nous pensions que, fatigué des sottises qu’on commettait à notre bord, il nous abandonnait à nous-mêmes. Au bout d’un certain temps, on le vit reparaître et revenir à nous par un grand détour. Quand il fut arrivé à portée de