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MÉMOIRES D’UN PAYSAN BAS-BRETON

qui, dans ce mouvement, tirait en arrière le vapeur, ou tout au moins l’empêchait d’avancer ; aussi nous ne marchions guère. Le lendemain, nous n’apercevions plus rien vers l’horizon ; nous avancions toujours à peu près avec la même lenteur. Le tangage étant très fort, il y avait encore beaucoup de soldats pris du mal de mer.

La nuit suivante, je ne sais trop à quelle heure, je fus réveillé par un grand bruit qui se faisait sur le pont. Je lève la tête, pensant que c’était encore quelque accident. Je vois tous les hommes debout, regardant du même côté. Je me dresse sur ma cage et dirige mes regards dans la même direction. Un spectacle s’offrit alors à mes yeux que je ne pouvais comparer à rien, pas même à un feu d’artifice, n’en ayant jamais vu ; mais il me mit en mémoire des rêves de mon enfance, lorsque j’avais entendu mon père raconter des histoires de batailles. Devant nous, on voyait un grand espace rougeâtre, au-dessus duquel passaient, en s’entrecroisant et en décrivant des lignes courbes, comme des globes de feu ; d’autres globes, plus clairs et allant plus vite, filaient presque en ligne droite. Enfin j’entendis les Anglais, qui avaient déjà passé par là, crier : Sibastoupaoul ! Sibastoupaoul !

C’était donc là Sébastopol. Cet espace rougeâtre était sans doute la ville en feu ; ces globes de feu décrivant des lignes courbes ou courant en lignes droites, c’étaient des bombes et des fusées. Dans mes rêves d’autrefois, il me semblait avoir vu tout ça, et, ici, je n’étais pas loin de croire que ce n’était encore qu’un rêve, car aucun bruit ne parvenait jusqu’à nous. Nous restâmes tous, même les malades, debout à contempler ce spectacle jusqu’au jour. La mer s’était calmée, et l’émotion du spectacle avait fait fuir le mal de mer ; tout le monde déjeuna bien.


VIII

L’ASSAUT


Vers deux heures de l’après-midi, le bateau s’arrêta devant un amas considérable de baraques en bois. C’était Kamiech,

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Ier Janvier 1905