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LA REVUE DE PARIS

C’est chez mon Arménien, ce soir-là, que j’ai fait le premier grand repas de ma vie, à l’âge de vingt et un ans et demi : pour moi, on avait servi neuf fois de trop, car nous avions, je crois, dix sortes de choses, et moi, je n’avais jamais mangé qu’un plat, deux au plus, et de bien médiocres choses, tandis que là il n’y avait que des mets de luxe. Puis, nous fûmes logés, mon camarade et moi, dans la même chambre, mais chacun son lit. Quelle chambre ! et quels lits ! Ah ! ma doué béniguet ! C’était simplement une de ces chambres dont il est question dans les Mille et une Nuits. Mon camarade, qui avait été élevé dans un meilleur milieu que moi, ne trouvait rien trop grand, trop bon ni trop beau ; il disait toujours que c’était très chic, et rien de plus.

Quant à moi, si j’avais osé, j’aurais demandé la permission d’aller me coucher sur la terrasse de la maison avec une simple couverture. Je me mis donc dans ce lit de pacha ou de fée, mais je ne dormis guère. J’avais l’esprit trop préoccupé. La seule pensée que j’étais à Jérusalem suffisait pour me bouleverser, d’autant plus que je ne voyais rien à Jérusalem de tout ce qu’on m’en avait raconté autrefois et de ce que j’avais lu dans mon petit livre breton. J’ai déjà dit, je crois, que grâce à un accident qui m’arriva au moulin du Poul, en Ergué-Gabéric, vers l’âge de cinq ans, mon crâne ne s’était pas complètement fermé ; une sorte d’ouverture très sensible m’est toujours restée dans la tempe gauche, par laquelle de nouvelles idées ont pu pénétrer en chassant peu à peu les premières qu’on y avait logées. J’ai vu dans l’histoire qu’un de nos papes, Clément VI, eut le même accident, et, par cette raison, il eut, dit-on, un esprit extraordinaire. Je suis certain que ça n’a été que grâce à cet accident que j’ai pu commencer, à l’âge où tous les autres crânes se ferment pour toujours, à avoir de nouvelles idées et à me rendre compte de toutes les choses de ce monde.

À Jérusalem, où tant de gens trouvent les sources de toutes vérités, mon esprit avait beau évoquer les souvenirs du pays breton si croyant, les souvenirs de ma mère qui m’avait si souvent raconté et chanté même tous les récits qu’elle savait sur Jérusalem, et toutes les scènes de la Passion que j’avais lues moi-même dans mon livre breton ; j’avais beau évoquer