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viii
ÉLOGE.


Cependant un roi, déjà illustré par cinq victoires, et dont la gloire devait croître encore, avertit enfin la France qu’elle avait un grand homme de plus ; ses bienfaits vinrent chercher d’Alembert, et il y joignit des témoignages d’estime et d’amitié fort au-dessus de ses bienfaits.

Peu de temps après, d’Alembert reçut une pension du gouvernement ; il la devait à l’amitié de M. le comte d’Argenson, qui aimait les gens d’esprit et n’en était point jaloux, parce que lui-même avait beaucoup d’esprit. Cette jalousie est plus commune qu’on ne le croit, et elle a été souvent le motif secret de l’indifférence ou de la haine de quelques ministres pour les hommes de génie que le hasard avait fait naître dans le même pays et dans le même siècle.

La tranquillité de d’Alembert fut altérée dès que sa réputation fut plus répandue. Lorsque son goût pour la littérature et ses méditations sur la philosophie étaient un secret connu seulement de ses amis, borné aux yeux de tous les autres à l’étude des sciences abstraites, il échappait à leur jugement ; apprécié par un petit nombre de rivaux ou de disciples, admiré d’eux seuls, sa gloire n’offensait encore personne.

Mais il s’était lié, depuis sa jeunesse, par une amitié tendre et solide avec un homme d’un esprit étendu, d’une imagination vive et brillante, dont le coup d’œil vaste embrassait à la fois les sciences, les lettres et les arts ; également passionné pour le vrai et pour le beau, également propre à pénétrer les vérités abstraites de la philosophie, à discuter avec finesse les principes des arts, et à peindre leurs effets avec enthousiasme ; philosophe ingénieux et souvent profond, écrivain à la fois agréable et éloquent, hardi dans son style comme dans ses idées ; instruisant ses lecteurs, mais surtout leur inspirant le désir d’apprendre à penser, et faisant toujours aimer la vérité, même lorsqu’entraîné par son imagination, il avait le malheur de la méconnaître.

Une traduction de l’Encyclopédie anglaise de Chambers, qui avait été proposée à Diderot, devint entre ses mains l’entreprise la plus grande et la plus utile que l’esprit humain ait jamais formée. Il se proposa de réunir dans un dictionnaire tout ce qui avait été découvert dans les sciences, ce qu’on avait pu connaître des productions du globe, les détails des arts que les hommes ont inventés, les principes de la morale, ceux de la politique et de la législation, les lois qui gouvernent les sociétés, la métaphysique des langues et les règles de la grammaire, l’analyse de nos facultés, et jusqu’à l’histoire de nos opinions. D’Alembert fut associé à ce projet, et ce fut alors qu’il donna le discours préliminaire de l’Encyclopédie.

Il y trace d’abord le développement de l’esprit humain, non tel que l’histoire des sciences et celle des sociétés nous le présentent, mais tel qu’il s’offrirait à un homme qui aurait embrassé tout le système de nos connaissances, et qui réfléchissant sur l’origine et la liaison de ses idées, s’en formerait un tableau dans l’ordre le plus naturel ; il verrait la morale et la métaphysique naître de ses observations sur lui-même ; la science des gouvernemens, et celle des lois, de ses observations sur la société. Excité par ses besoins, il voudrait acquérir la