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PRÉFACE.

pas la Bible, nous ne pourrions affirmer qu’il y a des livres. Mais ce qu’on apprendra réellement dans les ouvrages de Malebranche, c’est à faire parler à la philosophie le langage qui iui convient, le seul même qui soit digne d’elle, à être méthodique sans sécheresse, développé sans verbiage, intéressant et sensible sans fausse chaleur, grand sans effort, et noble sans enflure. Cependant, si au lieu d’un poëte ou d’un orateur médiocre, l’Académie Française eût adopté Malebranche, vingt auteurs de tragédies sifflées, d’histoires ennuyeuses, et de romans insipides, auraient crié à l’injustice, et déploré surtout, avec une éloquence vraiment touchante, le malheur de la littérature, desséchée et perdue par la philosophie. De nos jours l’Académie entend de même murmurer contre elle une horde de frondeurs littéraires qui se croient destinés à réparer les maux sans nombre que l’esprit, selon eux, ne cesse de faire au bon goût ; fermement persuadés que cette compagnie devrait au moins payer leur zèle, en les adoptant pour membres, ils sont d’autant plus étonnés de son peu d’empressement à leur égard, que pour éviter plus sûrement l’abus de l’esprit, ils ont un grand soin de n’en point mettre dans leurs ouvrages,

Non-seulement l’Académie a besoin d’écrivains distingués dans tous les genres de littérature ; elle a besoin de plus, et toujours d’après les mêmes principes, de membres distingués par la naissance et par ie rang, et dont la cour soit le séjour ordinaire et naturel. La compagnie doit renfermer des académiciens de cette classe, non à simple titre d’honoraires, mais à titre vraiment honorable d’académiciens utiles, nécessaires même à l’objet principal de l’Académie. En effet, quel est cet objet principal ? c’est, comme nous l’avons déjà dit, la perfection du goût et de la langue. Qu’est-ce que le goût ? c’est en tout genre le sentiment délicat des convenances. Et qui doit mieux avoir ce sentiment en partage, que les habitans de la cour, de ce pays si décrié et si envié tout à la fois, où les convenances sont tout et le reste si peu de chose, oii le tact est si fin et si exercé sur les deux travers les plus opposés au bon goût, l’exagération et le ridicule ? Qui doit en même temps mieux connaître les finesses de la langue, que des hommes qui obligés de vivre continuellement les uns avec les autres, et d’y vivre dans la réserve, et souvent dans la défiance, sont forcés de substituer à l’énergie des sentimens la noblesse des expressions ; qui ayant besoin de plaire sans se livrer, et par conséquent de parler sans rien dire, doivent mettre dans leur conversation un agrément qui supplée au défaut d’intérêt, et couvrir par l’élégance de la forme la frivolité du fond ? frivolité dont on ne doit pas plus leur faire un reproche, qu’on n’en ferait à quelqu’un de parler la langue du pays qu’il habite, et d’en observer les usages.

Ce serait donc un préjugé également offensant pour tous les membres de cette compagnie, de croire non-seulement qu’il y ait, mais qu’il puisse y avoir ici deux classes d’académiciens distinctes et séparées, celle des gens de lettres, et celle des grands seigneurs. Ces derniers surtout, c’est une justice qu’ils désirent depuis long-temps qu’on leur rende, se tiendraient fort blessés de cette distinction prétendue ;