Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/239

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rite et la célébrité ont été dignement soutenus par leurs succes- seurs, sans néanmoins en être effacés (2). A peine l'Académie des sciences fut-elle établie, que Colbert fit un fonds de cent mille livres par an, pour être distribuées par ordre du roi aux hommes de lettres célèbres, soit de France, soit des pays étrangers. Charles Perrault eut encore beaucoup de part au projet de ces gratifications, et à la distribution qui s'en fit. Elle s'étendit par toute l'Europe et jusqu'au fond du Nord ; des pensions plus ou moins considérables, accompagnées de lettres encore plus flatteuses, venaient pénétrer la retraite obscure d'un savant, quelquefois ignoré dans sa patrie même, et qui s'étonnait d'être connu à Versailles, et encore plus d'y être récompensé. Il est vrai que ces pensions ne furent ni exac- tement ni long-temps payées ; il est vrai même que Colbert, tandis qu'il allait chercher le mérite jusque chez nos ennemis, privait des bienfaits du roi, malgré les représentations de Charles Perrault, le bon La Fontaine dans son indigence, et l'en privait pour le punir d'une action honnête, d'avoir déploré en vers touchans la disgrâce du malheureux Fouquet, son bien- faiteur dont Colbert était l'ennemi. Il est vrai enfin, qu'on aurait pu mettre, à quelques égards, plus de discernement et de lumières dans cette répartition de grâces, et ne pas confondre avec les talens éminens plusieurs talens médiocres (3). Mais, malgré ces injustices de détail, que les souverains sont si exposé, à commettre dans le bien même qu'ils font, les pensions ainsi répandues par Colbert ont peut-être plus contribué à porter le nom de Louis XIV aux extrémités du monde, que tout ce qu'il a fait d'ailleurs de grand et de mémorable. Tant de bienfaits inattendus, distribués avec éclat et offerts avec grâce, intéres- sèrent tout à coup dans l'Europe mille bouches à célébrer le mo- narque ; et ces bouches étaient celles qui, pour leurs contempo- rains et pour la postérité, sont les interprètes de l'estime ou de la censure publique : utile leçon pour les princes qui ne peuvent ni se montrer insensibles à la gloire sans renoncer aux grandes actions dont elle est le prix, ni être assurés de l'obtenir qu'en se rendant favorables ceux qui en sont les dispensateurs. Colbert, qui goûtait de plus en plus l'esprit et le caractère de Charles Perrault, le chargea bientôt d'un emploi important de con- fiance. Ce ministre, surintendant des bâtiments, lui en donna le contrôle général. Il se conduisit dans cette place avec le désin- téressement d'un homme de bien, l'intelligence d'un homme instruit et éclairé, et la sagesse d'un homme d'esprit, qui con- naissait tout l'amour-propre des hommes en place. Il informait Colbert de tout ; l'instruisait de tout sans paraître l'instruire.