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Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/59

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se compromettre et s’exposer. Ils ne leur disaient pas comme les Jansénistes : Vous êtes des ambitieux, des intrigants et des fripons. Cette accusation n’aurait pas humilié la société ; ils leur disaient : Vous êtes des ignorants ; vous n’avez plus parmi vous un seul homme de lettres dont le nom soit célèbre en Europe, et digne de l’être. Vous vous glorifiez de votre crédit ; mais ce crédit existe plus en opinion qu’en réalité, ce n’est plus qu’un château de cartes qu’on renversera des qu’on osera souffler dessus. Ils disaient vrai, et l’événement l’a prouvé. Pour comble de malheur, les Jésuites, accablés de traits qu’ils s’étaient attirés par leur faute, n’avaient pas un seul défenseur en état de les repousser ; les bons écrivains, les hommes de mérite, leur manquaient en tout genre ; leurs nouveaux ennemis, opprimés par eux à Versailles, étaient plus forts la plume à la main ; et on sent le prix de cet avantage chez une nation qui n’aime à lire que pour s’amuser, et qui finit toujours par se déclarer pour celui qui y réussit le mieux. Les Jésuites avaient pour eux le fantôme de leur pouvoir ; leurs adversaires avaient la France et l’Europe.

Il faut avouer que les jansénistes, qui ne se sont jamais piqués d’être fins, l’ont été dans ces derniers temps bien plus qu’ils ne pensaient, et que les Jésuites, qui se piquent de l’être beaucoup, ne l’ont été guère. Ils ont donné, comme des sots, dans un panneau que leurs ennemis leur ont tendu sans s’en douter. Le gazetier janséniste, excité seulement par le fanatisme et par la haine, car ce satirique imbécile n’en sait pas plus long, a reproché aux Jésuites de poursuivre dans les jansénistes un fantôme d’hérésie, et de ne pas courre sus aux philosophes, qui deviennent de jour en jour, selon lui, plus nombreux et plus insolents. Les Jésuites, bêtement, ont lâché leur proie qui se mourait, pour attaquer des hommes pleins de vigueur qui ne pensaient point à leur nuire. Qu’est-il arrivé ? ils n’ont point apaisé leurs anciens ennemis, et s’en sont attiré de nouveaux dont ils n’avaient que faire ; ils le sentent bien aujourd’hui, mais il n’est plus temps.

Telle était la position de ces pères, lorsque la guerre allumée entre l’Angleterre et la France occasionna à la société le fameux procès qui a entraîné sa destruction. Les Jésuites faisaient le commerce à la Martinique ; la guerre leur ayant causé des pertes, ils voulurent faire banqueroute à leurs correspondants de Lyon et de Marseille ; un jésuite de France, à qui ces correspondants s’adressèrent pour avoir justice, leur parla comme le rat retiré du monde :

Mes amis, dit le solitaire,