Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/75

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Benoît XIV, au commencement de son pontificat, accepta la dédicace d’un ouvrage que le père Norbert, capucin, avait fait contre les Jésuites ; car ils étaient parvenus à armer contre eux jusqu’aux capucins. Tu quoque, Brute[1] ? s’écriait à cette occasion un fameux satirique. Le pape crut pouvoir permettre à Norbert de rester à Rome sous sa protection. Il n’en eut pas le crédit ; les Jésuites firent si bien par leurs manœuvres, qu’ils parvinrent à chasser le capucin, non-seulement des États du pape, mais même de tous les États catholiques ; il fut obligé de se réfugier à Londres, et ne trouva qu’en 1759 un asile en Portugal, lorsque la société en fut expulsée ; il eut la satisfaction, comme il le raconte lui-même, d’assister au supplice de Malagrida, et de dire la messe pour le repos de son âme, tandis qu’on achevait de brûler son corps.

La persécution exercée par les Jésuites avec acharnement contre le malheureux moine protégé par Benoît XIV, avait fort irrité ce pape contre eux ; il ne perdait aucune occasion de leur donner tous les dégoûts qui dépendaient de lui. Les jansénistes même ne doutent pas que s’il eut vécu, il n’eût profité de la circonstance de leur destruction en Portugal et en France, pour anéantir la société ; mais, quoi qu’on en dise, il n’y a pas d’apparence qu’un pape, quel qu’il puisse être, pousse jamais jusqu’à ce point l’oubli de ses vrais intérêts. Les Jésuites sont les janissaires du souverain pontife, redoutables quelquefois à leur maître, comme ceux de la Porte Ottomane, mais nécessaires comme eux au soutien de l’Empire. L’intérêt de la cour de Rome est de les réprimer et de les conserver ; Benoît XIV avait trop d’esprit pour ne pas penser de la sorte. Le czar Pierre, il est vrai, cassa d’un seul coup quarante mille strélitz révoltés qui étaient ses meilleurs soldats ; mais le czar avait vingt millions de sujets, et pouvait refaire d’autres strélitz ; et le pape, dont toute la puissance ne se soutient que par la milice spirituelle qui est à ses ordres, ne pourrait pas aisément en refaire une semblable aux Jésuites, aussi bien disciplinée, aussi dévouée à l’église romaine, et aussi redoutable aux ennemis du souverain pontife.

Ce que l’on peut assurer avec vérité, c’est que le pape Benoît XIV se serait mieux conduit dans leur affaire que Clément XIII ; il n’eût point, comme celui-ci, écrit au roi qui lui faisait l’honneur de le consulter, qu’il fallait que les Jésuites restassent comme ils étaient ; il eût répondu d’une manière

  1. Et toi aussi, mon cher Brutus ! On assure que le satirique donnait an mot Brute une interprétation plus maligne, que nous ne prétendons pas approuver.