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APOLOGIE DE L’ÉTUDE.




Ce titre paraîtra sans doute une méprise : c’est, dira-t-on, l’éloge et non l’apologie de l’étude que vous voulez faire ; pourquoi entreprendre de plaider une cause qui en a si peu de besoin ? Et qu’y a-t-il de plus propre que l’étude à nous consoler, à nous instruire, à nous rendre meilleurs et plus heureux ? Et là-dessus on débitera des maximes qu’on croira bien vraies, parce qu’elles seront bien triviales ; et on citera le beau passage de Cicéron sur l’avantage des lettres, dans son oraison pour le poëte Archias ; et on croira cet avantage prouvé sans réplique ; car que répondre à un passage de Cicéron ?

Tel sera infailliblement le langage de tous ceux qui, n’ayant point attaché leur existence à la culture des lettres, n’y cherchent et n’y trouvent qu’un délassement sans prétention, peu fait pour amener le dégoût, et pour éveiller l’envie.

Il n’en sera pas tout-à-fait de même, si nous interrogeons ceux qui ont embrassé l’étude par choix, par état, par le désir de la considération et l’estime ; car c’est un prix auquel les gens de lettres aspirent, ils mentent quand ils affectent de le dédaigner. Mais demandons à la plupart d’entre eux quel fruit ils ont tiré de leurs veilles ? Leur réponse peu consolante nous apprendra que pour connaître les inconvéniens secrets d’une profession, il faut s’adresser à ceux qui l’exercent, et non pas à ceux qui ne font que s’en amuser.

L’expérience l’a dit long-temps avant Horace : on ne se trouve heureux qu’à la place des autres, et jamais à la sienne ; le seul avantage que donnent les lumières, si c’en est un, est de n’envier l’état de personne, sans en être plus content du sien.

N’imaginons pourtant pas, car il ne faut point s’exagérer ses propres maux, que le bonheur soit incompatible avec la culture des lettres. Dans cet état comme dans les autres, quelques prédestinés échappent à la loi commune ; et chacun se flatte qu’il sera le prédestiné : sans cela, il faudrait être imbécile pour ne pas brûler ses livres, à commencer par ceux qu’on pourrait avoir faits. Mais la même Providence, qui semble avoir attaché le bonheur à la médiocrité du rang et de la fortune, semble aussi l’avoir attaché de même à la médiocrité des talens, apparemment pour nous guérir de l’ambition en tout genre. Cette médiocrité contente et tranquille, qui nourrit doucement l’amour-