Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/166

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gloire ; il sera beau même de tomber où finissent le monde et la nature.

Si vous aviez affaire à des ennemis nouveaux et inconnus, je vous encouragerais par l’exemple des autres armées. Aujourd’hui ne pensez qu’à vos exploits ; ouvrez les yeux. Voilà ces hommes que vos seuls cris mirent en fuite l’année dernière, quoiqu’ils eussent surpris, à la faveur de la nuit, une légion. S’ils ont survécu aux autres barbares, c’est qu’ils ont fui plus vite.

Au fond des forêts, l’animal courageux défend sa vie, le faible et le timide est chassé par le bruit seul. Ainsi les plus braves des Bretons ont péri depuis long-temps ; le reste n’est qu’une troupe lâche et tremblante : vous les trouvez enfin, non parce qu’ils vous ont attendus, mais parce qu’il n’y en a plus d’autres. La terreur les a fixés en ce lieu pour vous donner une victoire complète et mémorable. Couronnez donc, par ce dernier exploit, cinquante années de gloire, et prouvez à la république que ni la durée de cette guerre, ni les révoltes des vaincus, ne peuvent vous être reprochées.

Fin de l’histoire d’Agricola.

Quoiqu’Agricola, dans ses dépêches, rendît compte de sa victoire sans ostentation, Domitien, suivant sa coutume, reçut cette nouvelle la joie sur le visage et l’amertume dans le cœur. Il savait qu’on s’était moqué d’un faux triomphe sur les Germains, où il venait de montrer comme prisonniers des esclaves achetés exprès ; tandis que la renommée célébrait la victoire réelle d’Agricola, fatale à tant de milliers d’ennemis. Il voyait avec crainte qu’un particulier était plus loué que lui ; qu’en vain il étouffait au barreau les talens paisibles, si on lui enlevait la gloire des armes ; qu’un empereur devait surtout être général, et qu’on exigeait moins sévèrement le reste (175). Tourmenté par cette inquiétude, et (ce qui annonçait un dessein funeste) se nourrissant de son fiel en silence (176), il crut devoir laisser reposer sa haine jusqu’à ce que l’enthousiasme public et l’amour des soldats fussent ralentis ; car Agricola était encore en Bretagne.

Il lui fit donc décerner par le sénat les ornemens du triomphe, l’érection d’une statue, et tout ce qui se donne au lieu du triomphe (177), en l’accablant d’éloges : il fit aussi courir le bruit qu’il lui destinait le gouvernement de Syrie.

Agricola partit, laissant à son successeur une province soumise et tranquille ; mais de crainte que l’empressement de ses amis et l’affluence des grands et du peuple à sa rencontre ne