Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/17

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primais librement sur des personnes redoutables : car on m’avait assuré que les traits hardis étaient un moyen sûr de plaire. Ces traits m’ont fait des ennemis cruels de ceux qui en étaient l’objet. J’ai été traité d’écrivain dangereux par les intéressés, et d’étourdi par les indifférens ; les critiques m’ont assailli de toutes parts ; et au lieu d’un peu de fumée sur quoi je comptais, je n’ai recueilli que des chagrins et des ridicules.

Le public, me suis-je dit pour me consoler, le public en personne me vengera ; je me présenterai à lui sur la scène dramatique pour y être couronné par ses mains. Plein de cette confiance et d’une étude profonde des règles du théâtre, j’ai fait une tragédie, elle a été sifflée ; une comédie, elle n’a pas été jusqu’à la fin.

C’est le propre des malheurs de ramener à la philosophie, comme le joueur qui a tout perdu revient à sa maîtresse ; cette philosophie, qui prétend nous dédommager de tout, m’ouvrait ses bras et me restait pour asile. J’écrivis, le cœur serré, un long et triste ouvrage de morale, où je croyais du moins avoir prêché la vertu la plus pure. Un imbécile assura que je réduisais tout à la loi naturelle. Mille plumes, et encore plus de clameurs, se sont élevées contre moi, et m’ont fait éprouver que la vérité est comme les enfans, qu’on ne la met point au monde sans douleur.

Ayant ainsi appris à mes dépens qu’il ne faut montrer aux hommes, ni la vérité historique qui les blesse, ni la vérité philosophique qui les révolte, mais des vérités froides et palpables, qui ne donnent prise ni à la calomnie ni à la satire, je me suis jeté dans les sciences exactes, et j’ai fait enfin un livre dont on a dit du bien, mais qui n’a été lu de personne. Ce genre de succès, pire que toutes mes disgrâces, a achevé de me décourager.

Une seule espèce d’écrivains m’a paru posséder un bonheur sans trouble ; c’est celle des compilateurs et commentateurs, laborieusement occupés à expliquer ce qu’ils n’entendent pas, à louer ce qu’ils ne sentent point, ou ce qui ne mérite pas d’être loué ; qui pour avoir pâli sur l’antiquité, croient participer à sa gloire, et rougissent par modestie des éloges qu’on lui donne. J’envierais le bien-être dont ils jouissent, s’il n’était pas fondé sur la sottise et l’orgueil ; mais ce genre de félicité me paraît trop fade, et je sens que je ne veux point être heureux à ce prix-là.

Déterminé à sortir pour jamais de ce cabinet, où je n’aurais jamais du entrer, la société, à laquelle j’avais renoncé presque dès mon enfance, semblait devoir m’offrir des ressources, des plaisirs et des amis. Hélas ! les hommes se sont moqués de moi comme les livres, et j’ai trouvé les vivans pires que les morts.