Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suyer là-dessus de contradiction ? Si la critique est juste et pleine d’égards, vous lui devez des remercîmens et de la déférence ; si elle est juste sans égards, de la déférence sans remercîmens ; si elle est outrageante et injuste, le silence et l’oubli.

Je ne doute point qu’on n’ait été très-peu équitable sur l’ouvrage de philosophie que vous avez mis au jour ; mais le premier fruit de la philosophie doit être de s’attendre à l’injustice, et de la pardonner d’avance, sans la braver et sans la craindre.

C’est à tort que vous vous affligez d’avoir eu dans les sciences exactes des éloges et peu de lecteurs. Dans ces sciences on n’a besoin de personne pour se juger : dans les matières de goût on n’est vraiment apprécié que par le jugement public. Dans le premier cas on est payé par ses propres mains, dans le second on ne peut l’être que par les mains des autres ; d’un côté plus d’éclat, mais plus de danger ; de l’autre une fortune moins brillante, mais plus sûre ; prenez votre parti, et choisissez.

Concluez en attendant, qu’avec du choix dans ses études, et de l’équité envers lui-même et envers les autres, l’homme de lettres peut être aussi heureux dans son état que le permet la condition humaine. Vous l’eussiez encore été davantage, si vous aviez su entremêler à propos la solitude et la société, l’étude et les plaisirs honnêtes : par là vous eussiez senti et goûté toute votre existence, dont vous n’avez joui qu’à moitié. Une partie de votre âme se rassasiait jusqu’au dégoût, tandis que l’autre périssait d’inanition ; vous auriez dû pressentir qu’un plaisir unique, auquel on se livre sans réserve, est trop sujet à s’user, et que le bonheur est comme l’aisance, qui se conserve par l’économie.

Il se peut faire, me répondit le philosophe, que j’aie en effet à m’accuser moi-même ; mais n’ai-je pas encore plus à me plaindre des autres ? Et là-dessus il s’emporta en satires contre les gens de lettres, en invectives contre les protecteurs, et en déclamations contre le public, dont il parla avec assez peu d’équité, et avec encore moins de respect. J’excusai les gens de lettres, je passai condamnation sur les protecteurs, et je défendis le public.

Peut-être oserai-je l’entretenir dans un autre moment de la suite de cette conversation ; aujourd’hui je craindrais trop de le fatiguer en le justifiant, même contre des imputations graves et peu respectueuses ; la manière la plus criante de lui manquer de respect est de l’ennuyer, et c’est pour cela que je finis.