Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/212

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si poposcissent, et non pas, quomodo si sanguinem et vitam poposcissent, phrase qui équivaut évidemment à celle-ci, quomodo dedissent, si sanguinem et vitam poposcissent. D’ailleurs le sens que j’ai suivi est très-clair et très-beau. On accusait Servilia d’avoir vendu ses pierreries pour en employer l’argent à des opérations magiques ; elle répond qu’elle les a données aux dieux pour conserver la vie à son père, comme elles les eût données pour racheter sa propre vie, si ces mêmes dieux l’eussent demandée.

(152). Savent quel nom ils invoquent. Il y a dans le texte, quo nomine sint, ce qui peut signifier, ou quel nom ils portent, ou au nom de qui ils font leurs prédictions, car il est ici question des devins. Je me suis déterminé au dernier sens, 1°. parce que je le crois plus conforme à la phrase latine ; 2°. parce que les deux membres de la phrase me paraissent plus distingués l’un de l’autre, si on adopte ce sens-là ; car les deux membres, quel nom ils portent, quelle profession ils exercent, semblent dire à peu près la même chose ; 3°. parce qu’il est plus naturel de supposer que Servilia ignorait le nom invoqué par les devins, que le nom qu’ils portaient.

(153). Tant la justice des dieux discerne la vertu d’avec le crime. Cette pensée est ironique et épicurienne. Tacite, comme on le voit plus bas, ne croyait pas à la Providence, ou plutôt il ne croyait qu’à la justice divine qui punit les crimes, et non à celle qui récompense les vertus. Des gens de lettres très-estimables sont là-dessus d’un autre avis, et ont tâché de justifier la croyance de Tacite sur ce sujet important ; mais, quelque déférence que j’aie pour leurs lumières, j’avoue que leurs raisons ne m’ont point convaincu. Dans le fond, il est assez indifférent à notre religion que Tacite, qui ne la connaissait pas, crût ou ne crût point à la Providence. On sait avait quelle indécence il a parlé du peuple juif (c’est-à-dire du peuple chéri de Dieu) dans le cinquième livre de son histoire. J’ajoute que Tacite, dans l’endroit où li parle de l’astrologie, à l’occasion de la prédiction faite à Galba par Tibère, paraît regarder le dogme de la Providence comme une opinion rejetée par plusieurs sages de l’antiquité, et qu’il expose sans la combattre. En effet, combien d’hommes célèbres, dans le sein du paganisme, ont eu le malheur de croire que la Divinité ne prenait aucune part au gouvernement de ce monde ? Combien d’autres ont eu le malheur plus grand de nier et de combattre cette vérité au sein du christianisme même ? Enfin, n’était-il pas assez naturel qu’un homme aussi éclairé que Tacite, et privé des lumières de la foi, voyant, dans ce triste univers, beaucoup plus de mal que de bien, regardât le mal comme l’ouvrage des dieux, et le bien comme l’effet du hasard. Les seuls dogmes de notre religion expliquent le malheur de l’homme en ce monde, et le concilient avec la Providence.

(154). De ne point ajouter à sa mort le spectacle de leur péril. Le