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tent guère qu’après s’être assurées s’ils ont un fondement vraisemblable : mais, dans les âmes faibles et timides, la force des soupçons est prodigieuse. En effet, rien ne nous rend si soupçonneux que l’ignorance. C’est pourquoi l’attention et l’examen sont un excellent remède contre les soupçons ; car ils se nourrissent de fumée et de ténèbres.

Que prétendent les hommes ? Croient-ils que tous ceux avec qui ils vivent, ou dont ils se servent, soient des anges ou des Saints ? Ne savent-ils pas que chacun tend toujours à son but, et qu’il n’y a personne à qui l’on soit plus proche et plus cher qu’à soi-même ? Il n’y a donc pas de voie plus sûre, pour se délivrer des soupçons, que de chercher à s’en guérir, comme s’ils étaient vrais, et de les réprimer, comme s’ils étaient faux.

Les soupçons peuvent être utiles, s’ils servent à nous mettre sur nos gardes, pour empêcher qu’on ne nous nuise ; mais ceux que l’âme va chercher au dedans d’elle-même, ne sont qu’un vain bruit ; ceux qu’un artifice extérieur nourrit, et que des flatteurs entretiennent, portent quelquefois des atteintes dangereuses.

Le meilleur moyen de nous délivrer des soupçons, c’est de nous ouvrir avec liberté à celui qui nous est suspect ; il est presque impossible que nous ne reconnaissions promptement ou la vérité ou la fausseté de nos conjectures. Cette démarche servira de plus à rendre circonspect celui que nous soupçonnons : il se tiendra sur ses gardes, pour ne pas donner lieu à des soupçons nouveaux ; mais une telle conduite ne peut réussir avec des hommes d’un caractère bas et méchant ; dès qu’une fois ils s’aperçoivent qu’ils sont suspects, ils cessent pour toujours d’être fidèles ; car c’est un proverbe italien, que les soupçons congédient la fidélité. Il semble au contraire qu’ils devraient la recueillir et la porter à se justifier de l’injure qu’on lui fait.

CHAPITRE XII.
Du Caractère et de l’Habitude.

On cache quelquefois le naturel, on le surmonte aussi quelquefois, rarement on le détruit. La violence qu’on lui fait ne sert qu’à le rendre plus impétueux lorsqu’il revient ; les lumières et les préceptes peuvent rendre les affections naturelles moins importunes, mais ne les détruisent pas ; l’habitude seule est capable de changer et de dompter la nature.

Celui qui veut remporter la victoire sur son naturel ne doit s’imposer ni une tâche trop forte ni une tâche trop faible ; car, dans le premier cas, l’âme, souvent frustrée de son attente,