Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/28

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et sur le peu de connaissances que nous en avons, conduit naturellement à quelques réflexions sur la prétendue belle latinité qu’on admire dans certains modernes. Quoique nous ayons déjà tait connaître en différens endroits de ces Mélanges ce que nous pensons sur ce sujet, il ne sera pas inutile de le traiter un peu plus à fond.

C’est une chose si évidente par elle-même, qu’on ne peut jamais écrire que très-imparfaitement dans une langue morte, que vraisemblablement cette question n’en serait pas une, s’il n’y avait beaucoup de gens intéressés à soutenir le contraire.

Le français est une langue vivante, répandue par toute l’Europe ; il y a des Français partout ; les étrangers viennent en foule à Paris ; combien de secours pour s’instruire de cette langue ? Cependant combien peu d’étrangers qui l’écrivent avec pureté et avec élégance ? Je suppose à présent que la langue française n’existât, comme la langue latine, que dans un très-petit nombre de bons livres ; et je demande si dans cette supposition on pourait se flatter de la bien savoir, et être en état de la bien écrire ?

Il y a même ici une différence au désavantage du latin ; c’est que la langue française est sans inversions, au lieu que la langue latine en fait un usage presque continuel ; or cette inversion avait sans doute ses lois, ses délicatesses, ses règles de goût, qu’il nous est impossible de démêler, et par conséquent d’observer dans nos écrits latins. Ainsi la langue latine a tout au moins une difficulté de plus que la langue française, pour pouvoir être bien apprise et bien parlée.

Mais je veux bien même écarter cette difficulté, quoique très-grande, et je l’ose dire, insurmontable. Je m’en tiens ici à la connaissance de la valeur des mots, de leur signification précise, de la nature des tours et des phrases, des circonstances et des genres de style dans lesquels les mots, les tours, les phrases peuvent être employées ; et je dis que pour arriver à cette connaissance, il faut avoir vu ces mots, ces tours et ces phrases, maniés et ressassés, si je puis m’exprimer ainsi, dans mille occasions différentes ; qu’un petit nombre de livres, quand même on les aurait lus vingt fois, est absolument insuffisant pour cet objet ; qu’on ne saurait y parvenir que par des conversations fréquentes dans la langue même, par un usage assidu, et par des réflexions sans nombre, que cet usage seul peut suggérer. C’est en effet de cette seule manière, avec beaucoup de temps, d’étude et d’exercice, qu’on peut devenir un bon écrivain dans sa propre langue ; on sait même combien il est rare encore d’y réussir ; et on veut se flatter de bien écrire dans une langue