Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/488

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de malheur, ces deux faibles excuses du crime, ne sauraient même en servir au mien. Je jouissais d’un état honnête, d’une fortune considérable ; je jouissais de bien plus encore, du bonheur d’aimer et d’être aimé : l’exécrable soif de l’or est venue troubler la félicité de mes jours. De perfides amis, par leurs conseils et par leur exemple, ont creusé sous mes pas l’abîme qui m’engloutit ; le malheur d’une première faute m’en a fait faire mille autres pour la réparer : en cherchant à étouffer mes remords, je les ai portés au comble ; l’espérance ne me reste plus. Encore si mon supplice n’était que pour moi ! mais qu’avais-tu fait pour le partager, vertueuse et chère épouse, respectable et malheureux objet de mon amour et de mon désespoir ! Si les tourmens que mon cœur éprouve justifient l’équité divine, ton malheur l’accuse et la condamne. Hélas ! un sort si cruel devait-il être le prix de tes charmes, de ta tendresse, de ta fidélité, de ta patience, de ta douceur inaltérable ! Combien de fois, dans les transports de ma fureur, ton cœur, envers lequel j’étais si coupable, a-t-il employé, pour calmer le mien, toutes les consolations de l’amour ! combien de fois tes mains ont-elles essuyé les pleurs de rage qui coulaient de mes yeux ! Loin de m’accabler des reproches que je méritais, tu n’étais occupée qu’à adoucir ceux que je me faisais à moi-même ; chaque jour en me revoyant, tu me revoyais plus coupable ; mais tu me revoyais, et ton amour oubliait tout, ou n’y songeait que pour le réparer. L’appareil que tu mettais sur mes plaies ne servait qu’à les rendre plus vives ; aujourd’hui même, nous avons tous deux comblé la mesure ; toi, de ce que la tendresse et la vertu pouvaient faire, et moi, de tout ce que l’atrocité peut commettre. Tu m’as sacrifié la seule ressource qui te restait : cette ressource est engloutie ; il ne t’en reste plus que dans ton cœur vertueux et désolé. Hélas ! quelle sera la mienne ! je n’ai pas même celle de mourir……

Mais pourquoi cette ressource me manquerait-elle ? pourquoi n’userais-je pas du funeste pouvoir que j’ai de me la procurer ? En horreur à moi-même et aux autres, que ferais-je à l’avenir de cette vie que l’Être suprême m’avait donnée pour la consacrer à mes semblables ? Si sa justice veut me la laisser pour me punir, pourquoi sa puissance m’a-t-elle laissé les moyens de me l’ôter ? à qui mon affreuse existence peut-elle désormais être utile ? Serait-ce à servir d’exemple aux malheureux qui seraient tentés de m’imiter ? qu’ils redoutent plutôt de ma part l’exemple de nouveaux forfaits. Je n’ai que trop éprouvé l’ascendant affreux de la destinée qui me poursuit, et qui a tourné contre moi les efforts même que je faisais pour y échapper ? Cher et malheureux