Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/54

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dissension des grands et l’avarice des magistrats faisaient redouter l’empire du sénat et du peuple, et qui voyaient les lois sans vigueur, combattues par la force, par la brigue et par l’argent. Au dedans tout était tranquille ; les charges conservaient leurs noms ; la jeunesse était née depuis la victoire d’Actium, et presque tous les vieillards au milieu des guerres civiles : qu’il en restait peu qui eussent vu la république !

Rome étant donc asservie, les anciennes mœurs détruites, l’égalité anéantie, tous, les yeux sur le prince, attendaient ses ordres (10), sans crainte pour leur état présent, tant qu’Auguste, dans la force de l’âge, sut maintenir son autorité, sa maison et la paix. Mais quand la vieillesse et les maladies l’eurent affaibli, et que sa fin prochaine fit espérer un changement, quelques uns regrettaient en vain la liberté, plusieurs craignaient la guerre, d’autres la désiraient ; la plupart jugeaient d’avance les maîtres dont ils étaient menacés ; ils disaient (11) qu’Agrippa[1], d’un naturel féroce, et d’ailleurs ulcéré par son exil, n’avait ni l’âge, ni l’expérience qu’exigeait le fardeau de l’Empire ; que Tibère[2] était d’un âge mûr et renommé dans la guerre, mais plein de l’orgueil invétéré des Claudius, et d’une cruauté qui perçait à travers ses efforts pour la cacher ; qu’élevé dès sa première enfance dans la maison régnante, on l’avait accablé dès sa jeunesse de consulats et de triomphes ; que dans le temps même de son exil à Rhodes, qu’il appelait sa retraite, il ne s’était occupé que de vengeance, de dissimulation et d’infâmes plaisirs ; qu’à la tyrannie du fils, la mère joindrait celle de son sexe (12) ; qu’on allait être l’esclave d’une femme et de deux jeunes gens (13), qui d’abord fouleraient l’État et le déchireraient un jour.

Commencemens de Tibère, et jugemens sur Auguste.

Le nouveau prince se signala d’abord par le meurtre de Postumus Agrippa (14) ; il fut égorgé, non sans résistance, quoique surpris et sans armes, par un centurion très-déterminé. Tibère n’en dit rien au sénat ; Auguste, si on l’en croyait, avait ordonné que dès qu’il aurait les yeux fermés, Agrippa fut tué par le tribun qui le gardait. Il est vrai qu’Auguste ayant porté au sénat des plaintes violentes contre ce jeune homme, l’avait fait exiler par un décret ; mais il n’eut jamais la cruauté d’ôter la

  1. Petit-fils d’Auguste par Julie, fille de ce prince. Auguste, par faiblesse pour sa femme Livie, avait relègue Agrippa dans l’île de Planasie.
  2. Tibère était fils de Claudine Néro et de Livie, qui fut depuis femme d’Auguste, et qui engagea ce prince à adopter Tibère.