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Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/16

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étaient bien dignes l’une de l’autre, et bien dignes de s’aimer, quoique très-différentes par leur caractère ; car les âmes honnêtes et bienfaisantes ont, comme les pierres d’aimant, si je puis employer cette expression, un pôle ami, par où elles s’attirent et s’unissent fortement l’une à l’autre : que me reste-t-il dans la solitude où mon cœur se trouve, que de penser à elles et de les pleurer ? La nature, qui nous a fait naître pour la douleur et pour les larmes, nous a fait, dans notre malheur, deux tristes présents, dont la plupart des hommes ne se doutent guères : la mort pour voir finir les maux qui nous tourmentent, et la mélancolie pour nous aider à supporter la vie dans les maux qui nous flétrissent. Le cœur encore tout plein de la première perte que je venais de faire, j’allais voir tous les jours madame Geoffrin, et m’affliger auprès d’elle et avec elle ; son amitié m’écoutait et me soulageait : ce bien qui m’était si nécessaire et si cher, m’a été enlevé peu de temps après ; et au milieu de ces sociétés, qui ne sont que le remplissage de la vie, je ne puis plus parler à personne qui m’entende. Je passais toutes mes soirées chez l’amie que j’avais perdue, et toutes mes matinées avec celle qui me restait encore ; je ne l’ai plus, et il n’y a plus pour moi ni soir ni matin.

J’ai vu madame Geoffrin pendant les premiers jours de sa maladie, sur ce lit de douleur et de mort, où elle a langui plus d’une année. Pourquoi faut-il, me disais-je, qu’elle disparaisse de la terre, elle qui va manquer à tant d’amis, à tant de malheureux, et que j’y reste encore, moi qui ne manquerai plus à personne !

Des circonstances cruelles m’ont privé même du plaisir douloureux de la voir jusqu’à la fin de sa vie, et d’adoucir, par les marques de ma tendresse, sa mort lente et prolongée. Son cœur m’appelait, et sa bouche n’osait obéir à son cœur ; j’étais condamné à la perdre un an plus tôt que les amis qui ont fermé ses yeux. Qu’il me soit au moins permis d’adresser à son ombre, si elle peut m’entendre, ces mots touchants que Tacite adressait à celle de son vertueux beau-père Agricola, enlevé par une longue mort à sa famille absente : Trop peu de larmes ont honoré vos derniers moments, et vos yeux en se fermant ont cherché les miens qu’ils n’ont pu trouver. (Paucioribus lacrymis composita es, et novissima in luce desideravere aliquid oculi tui.) Ici, mon cher ami, la plume me tombe des mains, mes yeux se remplissent de larmes, et je ne vois plus ce que je vous écris. Adieu.