Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/187

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Paris, 14 septembre 1768.


Je crois, mon cher maître, que la pièce qui a remporté le prix est plus polyplate que polytone ; mais je doute que celle de La Harpe, quoique meilleure et mieux écrite, eût fait un grand effet. Le meilleur parti à prendre était celui que j’avais proposé, de ne point donner de prix. Nos sages maîtres en ont jugé autrement ; je leur ai prédit qu’ils s’en repentiraient, et c’est ce qui leur arrive.

Quand il y aura dans vos quartiers quelque nouveauté intéressante, vous pourriez en adresser deux exemplaires à l’abbé Morellet par la voie dont vous vous êtes déjà servi ; il m’en remettra un. J’ai lu ces jours-ci les Réflexions d’un capucin et d’un carme sur les colimaçons ; je ne m’étonne pas qu’ils en parlent si bien, on doit connaître son semblable.

À l’égard des expériences de Néedham, répétées et crues par Buffon, je n’en dirai rien, ne les ayant pas vues ; mais il ne me paraît pas plus évident que rien ne puisse venir de corruption, ou plutôt de transformation, qu’il ne me paraît démontré que du blé ergoté et du jus de mouton forment des anguilles. Que sais-je ? est en physique ma devise générale et continuelle.

Notre ami Damilaville est toujours dans un état fâcheux, ayant de cruelles nuits et des jours qui ne valent guère mieux. Il vous a écrit, et nous parlons souvent de vous. Que dites-vous du grand Turc qui arme contre les Russes pour soutenir la religion catholique ? car il ne peut pas avoir un autre objet. Notre saint-père le pape ne se serait pas attendu à cet allié-là : il ne nous manque plus que l’alliance des loups avec les moutons, pour faire absolument revivre l’âge d’or ; sans cela nous croirions toujours être à l’âge de fer.

Que pensez-vous de l’expédition de Corse ? Je ne sais si nous combattons pour notre compte ou pour celui des Génois ; mais j’ai bien peur que ce ne soit ici la fable de la grenouille et du rat emportés par le milan. Adieu, mon cher maître ; votre ancien préfet, l’abbé d’Olivet, est mourant, et ne vit peut-être plus au moment où je vous écris ; il a tout à la fois apoplexie, paralysie, hydrocèle et gangrène. C’était un assez bon académicien, mais un assez mauvais confrère. Au reste, il meurt avec beaucoup de tranquillité, et presque en philosophe, quoiqu’il ait fait très décemment les cérémonies ordinaires. Suivez-le fort tard, mon cher ami, pour vous, pour moi et pour la raison qui a grand besoin de vous :

Serus in cœlum redeas, diuque
Lætus intersis populo Quirini !