Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/247

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Paris, 1er. octobre 1776.


Si vous désirez, mon cher maître, des nouvelles littéraires, j’en ai d’intéressantes à vous apprendre. Moureau, à qui j’ai donné votre lettre à l’Académie, comme vous m’en aviez chargé, l’a imprimée sur-le-champ, ne doutant point qu’on ne lui accordât la permission de la vendre. Monsieur le garde des sceaux a refusé cette permission ; quod erat primum.

Nous avions demandé au roi, notre protecteur, 1, 500 liv. par an pour augmenter nos prix, et exciter l’émulation des jeunes gens. Le roi nous a refusé cette somme ; quod erat secundum. On dit que les dévots de Versailles lui ont persuadé que votre morceau sur Shakespeare était injurieux à la religion, quoiqu’on ait retranché soigneusement à la lecture publique tous les passages indécents du tragique anglais ; quod erat tertium. Et, sur ce, je vous embrasse tendrement, en gémissant avec vous du crédit des hypocrites calomniateurs ; quod erat quartum. Et je suis fâché qu’ils nous empêchent d’apprendre aux gens de lettres que le roi désire de les encourager ; quod erat quintum.


Paris, 15 octobre 1776.


Il faut que Bertrand rassure un peu Raton, qui ne sera pas absolument brûlé, mais seulement pendu, par la clémence des juges. On a levé apparemment la défense de rien dire contre le théâtre anglais et contre Shakespeare ; car je vis, il y a quelques jours, la lettre exposée en vente aux Tuileries. Mais il n’est pas moins vrai que l’imbécile calomnie a persuadé à Versailles que cette lettre était un ouvrage impie, et qu’en conséquence on nous a refusé l’augmentation des prix que nous demandions, pour avoir une occasion (qui ne se présentera pas sitôt) de remercier et de louer le ministère présent, qui apparemment ne s’en soucie guère. Grand bien lui fasse ! en attendant, je vais pousser, comme je pourrai, le temps avec l’épaule, jusqu’au printemps où j’irai revoir votre ancien disciple, qui m’a écrit deux lettres charmantes sur la perte que j’ai faite, et qui mérite bien que j’aille l’en remercier. Je suis à la veille de faire une autre perte qui m’est bien sensible, celle de madame Geoffrin, et d’autant plus sensible, que madame de La Ferté-Imbault sa fille, qui joue la dévotion, mais qui ne joue pas la sottise, a écarté du lit de sa mère tout ce qu’on appelle philosophes, et qui n’ont pas plus d’envie que de besoin de parler de religion à sa mère en l’état