Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/250

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Paris, 28 décembre 1776.


Votre protégé d’Espagnac, mon cher et illustre maître, m’a bien l’air d’attendre au moins l’année 1778, pour débiter devant notre Académie les sottises ordinaires sur l’atroce absurdité des croisades, et sur ce roi plus moine que roi, qui voulait donner la moitié de son corps aux frères prêcheurs, et l’autre aux frères mineurs, et qui disait à Joinville qu’il ne fallait répondre aux hérétiques qu’en leur enfonçant l’épée dans le ventre jusqu’à la garde. Il eût été digne de protéger et d’ordonner, comme a fait le roi d’Espagne, son centième petit-fils, ce qui vient de se passer à Cadix. Vous savez que l’inquisition, que le roi d’Espagne a remise en honneur et en vigueur plus que jamais, vient de faire une belle procession, plus magnifique et plus solennelle qu’elle n’avait été depuis longtemps ; que le peuple, prosterné dans les rues pendant cette belle cérémonie, criait en se frappant la poitrine : Viva la fè di Dios ; qu’ensuite on a publié les bulles de Paul IV et de Pie V, ces deux marauds de papes qui ont tant fait brûler d’hérétiques, et qui déclarent que tout le monde sera soumis à l’inquisition, sans excepter le souverain. C’est dommage qu’après cette insolence, cette canaille d’inquisiteurs n’ait pas donné les étrivières au roi d’Espagne, comme le pape les donna autrefois à notre Henri IV, sur le dos du cardinal du Perron, et comme les Algériens les ont données l’an passé à sa très fidèle majesté catholique, qui leur avait déclaré la guerre par ordre du puant récollet son confesseur. O tempora ! ô mores ! Voilà, mon cher ami, le fruit des lumières que tant d’écrits ont répandues ! voilà le fruit de l’expulsion de ces gueux de jésuites, remplacés par des gueux plus insolents ! voilà où tant de princes en sont encore dans le siècle de la philosophie ! Je crois que votre ancien disciple rira bien de tant de sottises, s’il n’en est pas encore plus indigné ; et j’espère, dans quelques mois, lui entendre dire de fâcheuses vérités sur quelques uns de ses chers confrères. En attendant, je vous recommande le prépuce de Jacob-Ephraïm Guenée, et même ce qui tient à son prépuce, et dont ce prêtre circoncis n’a sûrement que faire. Vous ne feriez pas mal aussi de recommander à votre ami Kien-Long, par votre autre amie Catherine, le jésuite-mandarin qui écrit tant de sottises. Pour moi, je commence à être las et honteux de toutes celles que j’entends dire, que je vois faire, et que j’ai le malheur de lire. Je serais bien tenté d’en dire et d’en faire aussi quelques unes, mais je m’abstiens d’être lu, de peur d’être brûlé.