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Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/26

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résoudre à lui faire courir le moindre risque. Supérieur à la mauvaise fortune, les épreuves de toute espèce que j’ai essuyées dans ce genre, m’ont endurci à l’indigence et au malheur, et ne m’ont laissé de sensibilité que pour ceux qui me ressemblent. À force de privations, je me suis accoutumé sans effort à me contenter du plus étroit nécessaire, et je serais même en état de partager mon peu de fortune avec d’honnêtes gens plus pauvres que moi. J’ai commencé, comme les autres hommes, par désirer les places et les richesses ; j’ai fini par y renoncer absolument : et de jour en jour je m’en trouve mieux. La vie retirée et obscure que je mène, est parfaitement conforme à mon caractère, à mon amour extrême pour l’indépendance, et peut-être même à un peu d’éloignement que les événements de ma vie m’ont inspiré pour les hommes. La retraite et le régime que me prescrivent mon état et mon goût, m’ont procuré la santé la plus parfaite et la plus égale, c’est-à-dire, le premier bien d’un philosophe. Enfin, j’ai le bonheur de jouir d’un petit nombre d’amis dont le commerce et la confiance font la consolation et le charme de ma vie. Jugez maintenant vous-même, monsieur, s’il m’est possible de renoncer à ces avantages, et de changer un bonheur sûr pour une situation toujours incertaine, quelque brillante qu’elle puisse être. Je ne doute nullement des bontés du roi, et de tout ce qu’il peut faire pour me rendre agréable mon nouvel état ; mais, malheureusement pour moi, toutes les circonstances essentielles à mon bonheur ne sont pas en son pouvoir. L’exemple de M. de Maupertuis m’effraie avec juste raison ; j’aurais d’autant plus lieu de craindre la rigueur du climat de Berlin et de Potsdam, que la nature m’a donné un corps très faible et qui a besoin de tous les ménagements possibles. Si ma santé venait à s’altérer, ce qui ne serait que trop à craindre, que deviendrais-je alors ? Incapable de me rendre utile au roi, je me verrais forcé à aller finir mes jours loin de lui, et à reprendre dans ma patrie, ou ailleurs, mon ancien état qui aurait perdu ses premiers charmes : peut-être même n’aurais-je plus la consolation de retrouver en France les amis que j’y aurais laissés, et à qui je percerais le cœur par mon départ. Je vous avoue, monsieur, que cette dernière raison seule peut tout sur moi ; le roi est trop philosophe et trop grand pour ne pas en sentir le prix ; il connaît l’amitié ; il la ressent et il la mérite ; qu’il soit lui-même mon juge.

À ces motifs, monsieur, dont le pouvoir est le plus grand sans doute, je pourrais en ajouter d’autres. Je ne dois rien, il est vrai, au gouvernement de France, dont je crains tout sans