Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/264

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perdait un appui tel que le vôtre ! La géométrie suivra son exemple ; elle signera sa paix comme les Autrichiens, et avec plus de plaisir qu’eux ; elle se gardera bien surtout de vouloir ôter à votre majesté ses hochets, malgré les coups qu’elle en a reçus ; elle sait trop bien qu’on ne lui ôte rien sans s’en repentir, et sans être forcé de le lui rendre. Elle ira s’instruire et s’éclairer auprès de vous ; elle ira porter à votre majesté (sans avoir à craindre le reproche de flatterie) les vœux, l’amour et le respect de tous ceux qui cultivent les lettres, et qui ont le bonheur de voir dans le héros de l’Europe leur chef et leur modèle.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


Paris, 29 avril 1768.


Sire, je me rendrai avec empressement à Wesel au premier avis que votre majesté me fera donner de son voyage, et je me félicite d’avance de pouvoir enfin mettre à vos pieds, en toute liberté, des sentimens que je partage avec l’Europe entière. Je ne sais pas si, comme votre majesté le prétend, il y a des rois dont les philosophes se moquent ; la philosophie, sire, respecte qui elle doit, estime qui elle peut, et s’en tient là ; mais quand elle pousserait la liberté plus loin, quand elle oserait quelquefois rire en silence aux dépens des maîtres de ce monde, le philosophe Molière dirait à votre majesté qu’il y a rois et rois, comme fagots et fagots ; et j’ajouterai avec plus de respect, et autant de vérité, que la philosophie me paraîtrait bien peu philosophe, si elle avait la bêtise de se moquer d’un roi tel que vous. Toute la morale de Socrate n’a pas fait au genre humain la centième partie du bien que votre majesté a déjà fait en six semaines de paix. La France, qui s’étonne encore d’avoir été votre ennemie, parle de votre gloire avec admiration, et de votre bienfaisance avec attendrissement. Ne craignez point, sire, malgré vos bons mots sur les sottises des poètes, que le poète philosophe qui vient de faire le traité d’Hubertsbourg soit mis par la postérité sur la même ligne que le poète cardinal qui a fait le traité de Versailles. Il était assez naturel que ce dernier traité donnât à la géométrie un peu d’humeur contre la poésie ; vous êtes, sire, à tous égards, bien propre à les réconcilier ensemble ; permettez-moi cependant, d’avouer que, si dorénavant, la géométrie permet aux poètes d’emprunter le secours de la fable, ce ne sera pas quand ils auront à parler de vous.

Je suis avec le plus profond respect, etc.