Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/75

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craindre, à venger l’honneur des gens de lettres outragés. Vous en avez un moyen bien sûr et bien facile ; c’est de retirer des mains des comédiens votre pièce qu’on répète actuellement, et de leur déclarer que vous ne voulez pas être joué sur le théâtre où l’on vient de mettre de pareilles infamies. Tous les gens de lettres vous en sauront gré, et vous regarderont comme leur digne chef. Si vous daignez m’en croire, vous suivrez ce conseil. Je suis sur les lieux, et mieux à portée que vous de juger de l’effet que cette démarche produira.

Il est vrai que l’épître que le roi de Prusse m’a adressée est peut-être ce qu’il a fait de mieux. Je viens d’en recevoir encore un autre papier intitulé : Relation de Phihihu, émissaire de l’empereur de la Chine. C’est une satire violente des prêtres. Je ne sais ce qu’il deviendra, et moi aussi ; mais si la philosophie n’a pas en lui un protecteur, ce sera grand dommage.

Je ne connais que légèrement Helvétius ; mais je ne puis m’empêcher d’être indigné de la barbarie avec laquelle on le traite. À l’égard de Saurin, je le vois plus souvent ; c’est un homme d’un esprit plus juste que chaud : sa pièce de Spartacus a, ce me semble, de beaux endroits.

J’ignore absolument quel sera le sort de l’Encyclopédie. J’ai donné presque entièrement aux libraires ma partie mathématique, à l’exception des deux dernières lettres ; du reste, je ne me mêle et ne me mêlerai de rien. On grave actuellement les planches qu’apparemment la Sorbonne et le parlement ne condamneront pas, et dont on aura un volume cette année.

Voilà, mon cher philosophe, le triste état de la philosophie, que milord Shafstesbury appellerait bien aujourd’hui poor lady. Vous voyez combien elle est malade ; elle n’a de recours qu’en vous ; elle attend avec impatience et avec confiance ce que vous voudrez bien faire pour elle. Je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 16 juin 1760.


Mon cher et illustre maître, 1.o ce n’est pas tout d’être mourante, il faut encore n’être pas vipère. Vous ignorez sans doute avec quelle fureur et quel scandale madame de R… a cabalé pour faire jouer la pièce de Palissot ; vous ignorez qu’elle a empêché qu’on ne jouât votre tragédie, que les comédiens voulaient représenter avant les Philosophes, espérant par là gagner de l’argent et du temps, et fuir ou éloigner la honte dont ils sont couverts. Vous ignorez qu’elle s’est fait porter à la première représentation, toute mourante qu’elle est, et