Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/78

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Quoi qu’il en soit, vous pouvez rendre un grand service à la philosophie, en intercédant auprès de M. de Choiseul pour le pauvre abbé Morellet. Il y a quinze jours que madame de Robecq est morte, et il y a six semaines qu’il est à la Bastille : il me semble qu’il est assez puni.

J’aurais plus d’envie que vous de voir Diderot à l’Académie. Je sens tout le bien qui en résulterait pour la cause commune ; mais cela est plus impossible que vous ne pouvez l’imaginer. Les personnes dont vous parlez le serviraient peut-être ; mais très mollement, et les dévots crieraient, et l’emporteraient. Mon cher philosophe, il n’y a plus d’autre parti à prendre que de pleurer sur les ruines de Jérusalem, à moins qu’on n’aime mieux en rire comme vous, et finir tous les soirs, en se couchant, par la phrase académique ; c’est là le plus sage parti.

Pour moi, j’attends la paix avec impatience, non pour me mettre au service de qui que ce soit (n’ayez pas peur que je fasse cette sottise), mais pour éloigner mes yeux de tout ce que je vois. Je vous embrasse.


Paris, 3 auguste 1760.


Il y a apparence, mon cher et grand philosophe, que celui de nous deux qui se trompe sur la personne en question, se trompera longtemps ; car nous ne paraissons disposés ni l’un ni l’autre à changer d’avis. Quoi qu’il en soit, je n’entends rien à cette nouvelle jurisprudence qui permet à une femme de la cour de se mettre à la tête d’une cabale infâme contre des gens de lettres estimables, et qui ne permet pas aux gens de lettres outragés de donner un léger ridicule à la protectrice. Au surplus, l’abbé Morellet est enfin sorti de la Bastille, et sa détention n’aura point d’autres suites. M. Duclos, avec qui je suis d’ailleurs fort mal, mais avec qui je me réunirai s’il est nécessaire pour la bonne cause, me dit hier en confidence que vous lui aviez écrit au sujet de l’admission de Diderot à l’Académie. Nous convînmes des difficultés extrêmes, et peut-être insurmontables de ce projet ; il croit cependant qu’on pourrait le tenter, quoiqu’à dire vrai j’en désespère. Je crois bien que madame de Pompadour et même M. de Choiseul seront favorables ; mais je doute que tout-puissants qu’ils sont, ils aient assez de crédit dans cette occasion. Vous entendrez de Genève crier les dévots de Paris et de Versailles, et ces dévots iront au roi directement, et à coup sûr ils l’emporteront. Or, je n’imagine pas qu’il faille tenter cette affaire, si elle ne doit pas réussir.