Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/83

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M. Turgot m’écrit qu’il compte être à Genève vers la fin de ce mois ; vous en serez sûrement très content. C’est un homme d’esprit, très instruit et très vertueux, en un mot, un très honnête cacouac, mais qui a de bonnes raisons pour ne le pas trop paraître ; car je suis payé pour savoir que la cacouaquerie ne mène pas à la fortune, et il mérite de faire la sienne.

Comment diable, quarante-neuf convives à votre table, dont deux maîtres des requêtes et un conseiller de grand’chambre, sans compter le duc de Villars et compagnie !

Vous êtes donc comme le père de famille de l’Évangile, qui admet à son festin les clairvoyants et les aveugles, les boiteux et ceux qui marchent droit ? votre maison va être comme la bourse de Londres ; le jésuite et le janséniste, le catholique et le socinien, le convulsionnaire et l’encyclopédiste vont bientôt s’y embrasser de bon cœur, et rire encore de meilleur cœur les uns des autres. Si vous pouviez encore engager Jean-Jacques Rousseau à venir à quatre pattes, de Montmorenci à Genève, faire amende honorable à la comédie, en se redressant sur ses deux pieds de derrière pour jouer dans quelqu’une de vos pièces, ce serait vraiment là une belle cure, et plus belle que celle de votre campagnard nouveau converti ; mais je crois que pour Jean-Jacques, l’heure de la grâce n’est pas encore venue.

Il me semble, comme à vous, que votre ancien disciple est un peu remonté sur sa bête ; mais je crains qu’elle ne soit encore un peu récalcitrante, et je ne le vois pas bien affermi sur ses étriers. Mais, à propos de bête, que dites-vous de la figure que nous faisons sur la nôtre ? que dites-vous de ce fameux duc de Broglie,

Sage en projets, et vif dans les combats,
Qui va venger les malheurs de la France ?

Il me semble qu’il perd sa réputation sou à sou : c’est se ruiner assez platement. En attendant, nous avons perdu le Canada. Voilà le fruit de la besogne de ce grand cardinal que vous appeliez si bien Margot la bouquetière, et dont j’osais dire autrefois, en lui entendant lire ses poésies, que si on coupait les ailes aux Zéphirs et à l’Amour, on lui couperait les vivres. Nous ne nous attendions pas, vous et moi, qu’il nous prouverait un jour, par le traité de Versailles, que sa prose vaudrait encore moins que ses vers. Nous n’aurions pas cru cela lorsqu’il lisait à l’Académie son poème contre les incrédules, pour attraper un petit bénéfice de l’archimage Yébor, qui l’écoutait en branlant sa vieille tête de singe, et qui semblait lui dire : Non, non, non, vous n’aurez rien, quoi que vous disiez ; on ne m’attrape pas