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l’habitude de ne boire qu’une fois à chaque repas. À la fin des repas, elle se retournait d’ordinaire vers un vieux domestique, ancien valet de chambre de son mari, qui la servait à table : « Husson, ai-je bu ? » Quand Husson répondait : « Madame la comtesse a bu, » rien ne l’aurait déterminée à boire une seconde fois. La maladie et la perte de ses petits-enfants, de ses enfants mêmes (car elle perdit fort tard deux de ses filles), ne lui a pas fait changer d’une minute l’emploi de ses journées. La mort même n’a pas eu cette puissance. Une seule fois, elle demanda à se coucher quelques heures plus tôt que de coutume ; ce fut pour ne plus se relever. Elle s’éteignit paisiblement à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, dans la nuit du 5 avril 1838. Jusqu’aux derniers instants, quand on lui demandait si elle souffrait, et quand on voulait lui faire prendre quelque potion fortifiante, elle a toujours répondu « qu’elle ne souffrait pas, et que cela lui ferait mal de boire entre ses repas ». Je n’ai jamais vu mort plus douce.

À vrai dire, ma grand’mère n’avait pas un grand mouvement d’esprit, mais une certaine gaieté dans sa manière de raconter des anecdotes, toujours les mêmes et parfois assez piquantes. Les héros en étaient invariablement Lauzun, le duc de Richelieu, le comte de Lauraguais, les Walpole qu’elle avait connus en Angleterre lors de l’ambassade de son père à Londres. Sa cécité aidant, elle se figurait aisément que toutes choses