Page:Dabit – Refuges, paru dans Esprit, 1936.djvu/14

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désespérée quand elle n’a pas liquidé toute sa marchandise. Elle. Et, au coin de la rue Lemière et de la rue des Bois, celui qui s’installe avec quelques vieilles livraisons, et, dans les plus tristes jours d’hiver, reste, courbé, recroquevillé, attendant d’avoir assez d’argent pour regagner sa bicoque, près « de la porte du Pré-Saint-Gervais, où l’attend un fils tuberculeux et une longue nuit durant laquelle il songera au Belleville de sa jeunesse, alors qu’il y vendait des groseilles à maquereaux volées dans les jardins d’alentour, et, plus tard, homme, fréquentait Biribi, un assommoir, où le garçon avait une allure de forçat et traînait au pied un boulet de bois, et son patron itou. Charretier à la Villette, et, après le travail, figurant au théâtre de Belleville… Et il s’en va, tout doux à cause de ses pieds gelés ; son bras droit malade tenu par une ficelle ; une musette au dos, en soufflant. C’est comme un adieu. Il est midi. Alors, les gosses qui sont sortis de l’école traînent dans les rues, courent, et peuvent espérer un meilleur avenir, les malheureux ! Les hommes sortent des usines. Une génération plus âpre chasse celle des vieux. Ah, tous, les voici donc, ouvriers, ouvriers serrant les poings, maudissant leur continuelle misère ; désireux de sortir de leur taudis, sachant qu’il existe hors de ces faubourgs, de larges rues, de belles maisons, la campagne, l’espace. Violents et faibles, inquiets et sûrs, tout ensemble. S’ils sont encore environnés de ces maisons noires, s’ils piétinent dans ces rues où leurs parents étouffèrent, où eux-mêmes ont vécu trop longtemps, du moins entendent-ils monter du monde entier des appels. Ce ciel de plomb, des lueurs rouges le traversent ; ces quartiers, on n’y découvre pas que les signes de nos misères mais aussi ceux de notre force et de nos victoires futures. Mais c’est ici seulement qu’on peut sentir sourdre les eaux qui doivent tout purifier, c’est de ce sol ridé qu’elles jailliront (dont elles couvriront toute la pourriture) pour descendre claires et vierges et murmurantes comme l’eau libre des rivières, couler vers Paris.

Eugène Dabit.