Page:Dablon - Le Verger, 1943.djvu/17

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rarement, c’était connu. Lui qui se moquait vertement de son aîné, Guy, un garçon étrange qu’il n’avait jamais bien compris. Aux heures sombres, Guy, calé dans son fauteuil de cuir rouge, tenait la bouche hermétiquement fermée sur le court tuyau de sa pipe, et n’entr’ouvrait les lèvres que pour émettre, selon un rythme inconnu, de gros nuages gris, seules confidences de ces jours troublés.

Jacques feuilleta un journal, se promena de long en large, et s’arrêta devant une photographie qui pendait au mur dans un cadre chromé. Un homme trapu, au regard fureteur, une pointe de cheveux blond fade à la naissance du front, une moustache aux pointes effilées comme des stylets sur une bonhomie de commande : c’était Lucien Voilard, le fiancé de Monique. Jacques n’aimait pas Lucien Voilard. Chaque samedi ramenait à l’hôtel l’industriel à l’échine solide, plus madré qu’un habitant de l’île, qui attendait, avec la main de Monique, la fusion de son industrie manufacturière et de la fabrique Cyrille Richard et Frère. Jacques, malgré les gestes coulants de son futur beau-frère, voyait le double contrat comme un étau auquel chaque semaine Lucien Voilard aurait donné un tour. C’était curieux ce ressentiment avant que les coups fussent portés.

Jacques éteignit le plafonnier et reprit le chemin de sa chambre. Il gravissait l’escalier lorsqu’il perçut distinctement le claquement d’une mule sur les marches ; quelqu’un descendait, sa mère, une de ses sœurs peut-être. Jacques hésita. S’il se montrait brusquement, il effraierait la promeneuse. Il battit en retraite et s’accula au mur où pendaient les paletots de la