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LE VERGER

— Vous êtes modeste, Jacques. Vous devez aimer la musique, comme votre mère que je rencontre depuis des années aux concerts du Club musical. Nous faisons parfois de la musique (elle montrait le piano et un phonographe étayé de sa discothèque) ; est-ce que vous passeriez quelques soirées avec nous ? Je suis sûre que votre mère acceptera l’invitation pour elle et pour vous.

— Et si la musique ne t’intéresse pas, jeune homme, poursuivit Monsieur Beauchesne sur un ton rassis, nous fumerons ensemble sur la véranda et nous causerons. Ma femme m’a toujours dit qu’elle s’était trompée lorsqu’elle avait cru épouser un artiste.

Une couple de fois la semaine on fit de la musique chez les Beauchesne. Jacques y venait avec sa mère, avec son ami Noël Angers qui a une belle voix ; ils arrivaient à la Saulaie à l’heure où la route brunit et que la grive de Wilson, sur les branches du hêtre, secoue un frimas d’argent dans le soir qui s’éteint. On réservait, pour les derniers moments, des Préludes de Chopin joués par Madame Beauchesne. Pas d’autre éclairage dans le vivoir qu’une lampe sur la console, près de l’instrument, et une pénombre dorée qui n’atteignait pas les plinthes. Ainsi en avait décidé la petite Madame Beauchesne. Cette musicienne réaliste ne croyait guère au décor ; pour la poésie de Chopin il suffit du piano et du silence. Mais elle redoutait le visage des hommes. Madame Richard fermait les yeux. Les jeunes gens regardaient sur le clavier les mains de la magicienne procéder en mesure au rite de la musique. Ses doigts défraîchis de ménagère laborieuse s’éminçaient, s’allumaient sur les touches