Page:Dablon - Le Verger, 1943.djvu/67

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familiaux que de cent manières elle soupçonnait, devinait, grossissait ou créait de toutes pièces. Elle découpait la chair fumante d’une alose ; pour mieux y voir, elle pinçait sur son nez un lorgnon retenu prudemment à l’encolure de sa robe par une chaînette d’argent ; le moindre geste un peu brusque précipitait le pince-nez. L’interruption provoquait aussitôt l’offre bénévole de Monsieur Richard :

— Je pourrais peut-être t’aider ?

Madame Richard n’écoutait même pas. Une seule tentative de dépeçage, un dimanche midi, avait soulevé, dans le grand plat où fumaient les perdrix au chou, une vague de fond, et projeté par-dessus bord les légumes et le gibier.

Madame Richard avait terminé en beauté le dépeçage, et son époux lui tirait un regard d’envie. Elle plongeait un coup d’œil dans l’assiette de chacun pour s’assurer qu’elle n’avait oublié personne. L’instinct de solidarité avait présidé au choix des places. Près de Madame Richard les deux filles, Monique et Paule, avaient depuis toujours fixé leur siège ; les trois garçons occupaient l’autre bout de la table, près du père. De son poste de vigie, rien n’échappait à Monsieur Richard : ni les mains lavées à la hâte, ni les coudes sur la table (il avait une façon à lui de signaler son indignation en tiraillant la nappe sous les coudes du délinquant), ni les cheveux d’André ou de Jacques dressés en crête de coq, ni même, grâce à une intuition dont il se targuait, les chevilles tordues avec désinvolture sur les pieds des chaises. Madame Richard flairait l’intervention de son mari, la prévenait ou tentait de l’atténuer.