Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/117

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A peine de ce côté eus-je tourné la tète, qu’il me sembla voir plusieurs hautes tours, sur quoi : — Maître, dis-je, quelle terre est-ce là ? Et lui à moi : « Parce que trop d’espace parcourt la vue à travers les ténèbres, tu te méprends ensuite en ce que tu imagines. Si tu approches, tu verras combien les sens nous trompent de loin ; cependant hâte-toi un peu plus ! » Puis affectueusement il me prit par la main, et dit : « Avant que plus près nous soyons, pour que le fait te paraisse moins étrange, sache que ce ne sont point des tours, mais des géants, et, autour de la berge, tous sont dans le puits, du nombril en bas. »

Comme, lorsque le brouillard se dissipe, le regard peu à peu distingue ce que celait la vapeur qui trouble l’atmosphère, ainsi perçant l’air épais et obscur, et m’approchant de plus en plus du bord, l’erreur fuit de moi, et en moi s’augmenta la peur. Car, comme au-dessus de sa ronde enceinte, Montereggione [1] se couronne de tours ; ainsi, sur le rivage qui entoure le puits, s’élevaient comme des tours les horribles géants, que du ciel encore Jupiter menace quand il tonne. De quelques-uns, déjà je découvrais la face, les épaules, la poitrine, une grande partie du ventre, et les deux bras pendants le long des côtes.

Quand la nature abandonna l’art de former des animaux pareils, elle fit bien, certes, afin d’ôter à Mars de tels exécuteurs ; et si des éléphants et des baleines elle ne se repent, celui qui bien y regarde plus avant la juge et juste et prudente ; car, lorsque le raisonnement de l’esprit [2] se joint au mauvais vouloir et à la force, nulle défense pour personne.

Sa face paraissait longue et large comme la pomme de pin de Saint-Pierre à Rome [3] et les autres os étaient en proportion ; de sorte que la portion laissée à découvert par le

  1. Château qui appartenait aux Siennois.
  2. Lequel manque aux baleines et aux éléphants, ce pourquoi la nature put, justement et prudemment, les laisser subsister.
  3. La grosse pomme de pin en bronze, autrefois, placée sur la môle d’Adrien, et transférée de là sur le campanile de Saint-Pierre de Rome, d’où, renversée par le tonnerre, on la transporta dans le jardin du Vatican, près du corridor du Belvédère, où on la voit encore aujourd’hui.