viens pas pour accroître la vengeance de Mont’Aperti [1], pourquoi me tourmentes-tu ? » Et moi : — Maître, attends-moi ici, que je sorte d’un doute où m’a mis celui-là ; puis tu me hâteras autant que tu voudras. Le Guide s’arrêta ; et moi, je dis à ce damné qui violemment blasphémait encore : — Qui es-tu, toi qui ainsi réprimandes autrui ? « Et toi, qui es-tu, répond-il, qui, à travers l’Antenora [2], vas heurtant les joues des autres, tellement que trop serait-ce si tu étais vivant [3] ? » — Vivant suis-je, ce fut ma réponse : et si à la renommée tu aspires il pourrait te plaire que je joigne ton nom aux autres que j’ai notés. Et lui à moi : « Du contraire j’ai le désir. Va-t’en d’ici, et ne me fatigue, pas davantage ! mal sais-tu flatter dans cette fosse. » Alors je le pris par le chignon et dis : — Il faudra que tu te nommes, ou que pas un poil ici dessus ne te reste. Lors, lui à moi : « Pourquoi me pèles-tu le crâne ? Je ne te dirai qui je suis, ni ne te l’indiquerai quand mille fois tu me foulerais la tête. »
Je tenais déjà ses cheveux roulés dans ma main, et je lui en avais arraché plus d’une mèche, lui aboyant les yeux tournés en bas, lorsqu’un autre cria : « Qu’as-tu, Bocca ? Ne te suffit-il point de claquer des mâchoires, si encore tu n’aboies ? Quel diable te touche ? » A présent, dis-je, je ne veux plus que tu parles, méchant traître ; à ta honte je porterai de toi des nouvelles vraies. « Va, répondit-il, et conte ce que tu voudras. Mais, si tu sors d’ici, ne te tais point de celui qui tout à l’heure a eu la langue si prompte. Il pleure ici l’argent des Français ; j’ai vu, pourras-tu dire, de Duera [4], là où les pécheurs sont au frais. Si on te demande quels autres étaient là, tu as à côté de toi le Beccaria [5], à qui Florence
- ↑ Celui qui parle est Bocca degli Abati, florentin du parti Guelfe par la trahison de qui quatre mille Guelfes furent tués près du Mont Aperti.
- ↑ Autre enceinte, ainsi nommée d’Anténor, qui, selon Dictys de Crète et Darès le Phrygien, trahit Troie, sa patrie.
- ↑ Bocca, qui croit Dante une ombre, s’étonne que ses pieds heurtent les joues de ceux gisant là, comme si c’étaient les pieds d’un vivant.
- ↑ Buoso da Duera de Crémone : il vendit au comte Gui de Montfort, commandant de l’armée française, le passage par où celui-ci entra dans la Pouille.
- ↑ Il était de Pavie, et abbé de Vallombreuse. Envoyé par le Pape légat à Florence, il y trama, de concert avec les Guelfes, un complot contre les Gibelins, lequel ayant été découvert, on lui trancha la tête.