Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le cœur, avant que je parle. Mais si mes paroles doivent être une semence d’où sortira l’infamie pour le traître que je ronge, tu me verras pleurer et parler tout ensemble. Je ne sais qui tu es, ni comment tu es venu ici-bas ; mais à t’entendre, bien me parais-tu Florentin. Sache que je fus le comte Ugolin[1], et celui-ci est l’archevêque Roger : tout à l’heure je te dirai pourquoi je lui suis un pareil voisin. Que, par l’effet de ses méchantes pensées, me fiant à lui, je fus pris, et ensuite mis à mort, pas n’est besoin de le dire ; mais ce que tu ne peux avoir appris, combien ma mort fut cruelle, tu l’entendras et tu sauras si par lui je fus offensé. Un étroit pertuis est dans la mue[2], appelée à cause de moi de la Faim, et où il faut que d’autres encore soient enfermés. Il m’avait, par son ouverture, déjà montré plusieurs fois la lune, quand je tombai dans le mauvais sommeil, qui, par un songe, déchira pour moi le voile de l’avenir. Roger me paraissait maître et seigneur, et chassait le loup et les louveteaux vers les monts qui empêchent les Pisans de voir Lucques : avec des chiennes maigres, agiles et bien dressées, devant lui il avait posté Gualandi, et Sismondi, et Lanfranchi. Après une plus longue course, fatigués me paraissaient le père et le fils, et il me semblait voir les dents aiguës leur ouvrir les flancs ; lorsque avant le matin je fus réveillé, j’entendis mes fils, qui étaient avec moi, se plaindre en dormant et demander du pain. Bien cruel es-tu, si déjà tu ne t’attristes, pensant à ce qui s’annonçait à mon cœur ; et si tu ne pleures pas, de quoi pleureras-tu ? Déjà ils étaient éveillés, et l’heure approchait où, de coutume, la nourriture on nous apportait, et, à cause de son rêve, chacun était en anxiété. Et j’entendis en bas sceller la porte

  1. Ugolino, comte de la Gherardesca, noble Pisan du parti Guelfe. D’accord avec l’archevêque Ruggieri degli Ubaldini, il chassa de Pise son neveu Nino, et se fit seigneur de la ville à sa place. Mais, par envie et par haine de parti, l’archevêque, aidé des Gualandi, des Sismondi et des Lanfranchi, souleva le peuple contre le comte, fit prisonniers lui, ses deux fils Gaddo et Ugaccione, et ses trois petits-fils, Ugolino, surnommé il Brigata, Arrigo et Anselmuccio, les enferma dans la tour des Gualandi, dite des Sept-Voies : puis, afin qu’on ne pût leur porter d’aliments, en fit jeter les clefs dans l’Arno.
  2. La tour où on l’enferma, comme on enferme les poulets dans une mue, et qui depuis lors appelée la Tour de la Faim.