Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/13

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frayeur qu’inspirait sa vue, que je perdis l’espérance d’atteindre le sommet.

Tel que celui qui désire gagner, pleure et s’attriste en tous ses pensers, lorsque le temps amène sa perte, tel me fit la bête sans paix [1], qui, peu à peu s’approchant de moi, me repoussait là où le soleil se tait [2].

Pendant qu’en bas je m’affaissais, à mes yeux s’offrit qui [3] par un long silence paraissait enroué ; lorsque, dans le grand désert, je le vis : — Aie pitié de moi, lui criai-je, qui que tu sois, ou ombre d’homme, ou homme véritable.

Il me répondit : « Homme ne suis-je, jadis homme je fus, et mes parents étaient Lombards, et tous deux eurent Mantoue pour patrie, je naquis sub Julio [4], bien que tard, et vécus à Rome sous le bon Auguste, au temps des dieux faux et, menteurs. Je fus poète et chantai ce juste fils d’Anchise, qui vint de Troie, après l’incendie du superbe Ilion, mais toi pourquoi retourner à tant d’ennui ? Pourquoi ne gravis-tu point le délicieux mont, principe et source de toute joie ? »

Serais-tu ce Virgile, cette fontaine d’où coule un si large fleuve du parler ? lui répondis-je, la rougeur au front. O des autres poètes honneur et lumière ! que me soit compté le long désir et le grand amour qui m’a fait chercher ton volume, tu es mon maître et mon père : à toi seul je dois le beau style qui m’a honoré. Vois la bête à cause de qui je me suis retourné : sage fameux, secours-moi contre celle qui fait frémir mes veines et mon pouls.

Il te faut prendre une autre route, répondit-il, me voyant pleurer, si tu veux sortir de ce lieu sauvage ; car la bête qui excite tes cris ne laisse passer personne par sa voie, mais l’empêche tellement, qu’elle le tue, et sa nature est si

  1. Qui n’a jamais de paix, de repos.
  2. Une certaine analogie entre les sensations perçues par les divers sens a introduit dans toutes les langues des locutions semblables. On trouve chez les Latins : Clarescunt sonitus, rumore accensus amaro, volvitur ater odor, etc. Nous disons aussi une voix sourde, un doux rayon, une brillante harmonie, une teinte chaude.
  3. Dans notre vieille langue si libre et si riche, comme dans l’italien, qui s’employait pour quelqu’un qui, et nous avons encore certaines locutions analogues. Les vers suivants expliquent pourquoi le poète a dû se servir d’une expression vague pour désigner Virgile.
  4. Sous Jules César.