L’un vint se poser un peu au-dessus de nous, et l’autre descendit sur le bord opposé ; de sorte qu’entre eux étaient les ombres. On distinguait bien leur tête blonde, mais les faces éblouissaient l’œil, comme le trouble un trop vif éclat. « Tous deux, dit Sordello, viennent du sein de Marie, pour garder la vallée, à cause du serpent qui bientôt va venir. » Sur quoi, moi qui ne savais par quel sentier, je regardai autour, et tout glacé me serrai contre le Guide fidèle. Et Sordello reprit : « Descendons maintenant parmi les grandes ombres, et nous leur parlerons : très agréable il leur sera de vous voir. »
Lorsque j’eus descendu trois pas seulement, je crois, je fus en bas, et j’en vis un qui me regardait, comme cherchant à me reconnaître. C’était le temps où l’air déjà s’obscurcissait, mais non tant qu’il ne me laissât voir ce qu’il cachait auparavant [1]. Vers moi il s’avança, et je m’avançai vers lui : Noble juge Nino [2], quelle joie ce me fut quand je vis que point tu n’étais parmi les criminels !
Nul salut honorable entre nous ne fut omis ; puis il me dit : « Depuis combien de temps es-tu venu au pied du mont, par les lointaines eaux ? » — Oh ! lui dis-je, à travers les lieux tristes ce matin je suis venu, et je suis dans la première vie, encore que l’autre ainsi allant j’acquière.
A peine ma réponse fut-elle ouïe, que Sordello et lui se murent en arrière, comme celui qui subitement se trouble. L’un vers Virgile, et l’autre vers une ombre assise là, se tourna, criant : « Debout, Conrad [3] ! viens voir ce que Dieu par sa grâce a voulu. » Puis vers moi se tournant : « Par cette gratitude singulière que tu dois à celui qui tellement cache son motif premier, qu’on ne le saurait atteindre, quand tu seras de l’autre côté des larges ondes, dis à ma Giovanna [4] qu’elle prie pour moi là où aux innocents
- ↑ « Avant que je fusse descendu dans le vallon. »
- ↑ De la maison des Visconti de Pise, chef du parti guelfe, et neveu du comte Ugolino della Gherardesca. Il avait exercé l’office de juge dans le district de Gallura, en Sardaigne.
- ↑ De la famille des Malespini, marquis de Lunigiana. Il était père de Marcello ou Morello, qui avait donné asile à Dante pendant son exil.
- ↑ Nino avait une fille, nommée Giovanna, de Béatrice d’Este, qui, après sa mort, se remaria à Galéas Visconti, de Milan.