Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/88

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Mais, à cause du poids, cette gent lasse allait si lentement qu’à chaque pas nous avions une compagnie nouvelle. Lors je dis à mon Maître : Fais en sorte d’en trouver quelqu’un dont les faits et le nom soient connus, et ainsi allant, regarde tout autour ! Et l’un d’eux, qui entendit la parole toscane, derrière nous cria : « Arrêtez, vous qui si vite courez à travers l’air obscur ! Peut-être auras-tu de moi ce que tu demandes. » Sur quoi le Maître se tourna, et dit : « Attends ! Et ensuite marche à son pas ! »

Je m’arrêtai, et j’en vis deux sur le visage desquels se montrait le désir qui les pressait d’être avec moi ; mais la charge et le chemin étroit les retardaient beaucoup. Quand ils furent arrivés, de leurs yeux louches, ils me regardèrent sans parler ; puis, se tournant l’un vers l’autre, ils se dirent entre eux : « Au mouvement de la bouche, celui-là semble vivant ; et, s’ils sont morts, par quel privilège vont-ils sans être vêtus de la lourde robe ? O Toscan ! venu dans le collège des tristes hypocrites, ne dédaigne point de dire qui tu es ! » Et moi à eux : — Je suis né et j’ai crû sur le beau fleuve d’Arno, dans la grande ville, et j’ai le corps que j’eus toujours. Mais vous dont les joues, autant que je vois, de douleur tant dégouttent, qui êtes-vous ? et quelle peine produit en vous cette ardeur ? Et l’un d’eux me répondit : « Ces chapes orange [1] sont de plomb, et si épaisses, que leur poids fait ainsi siffler les balances [2]. Nous fûmes des frères Godenti de Bologne [3] nommés, moi Catalano, et lui

  1. « De couleur orange, » c’est-à-dire dorées.
  2. « Qu’elles nous font gémir, comme les poids font siffler les balances. »
  3. Ordre de chevalerie institué vers l’an 1260, à Bologne, sous le nom des Frères de Sainte-Marie, pour protéger, à titre de procureurs, les veuves, les pupilles, les étrangers, les pauvres. Ils furent ensuite nommés Frères Godenti ou Gaudenti, à cause de la vie agréable et commode dont ils jouissaient, grâce à de nombreux privilèges, comme de ne point aller à la guerre, de ne remplir aucune charge communale, etc. Déchirée par les partis guelfe et gibelin, Florence appela pour la pacifier deux de ces frères Godenti, messer Loderingo degli Andalo et messer Catalano Catalani, le premier Gibelin, l’autre Guelfe. Investis du gouvernement, ils se laissèrent tous deux corrompre par le parti guelfe ; de sorte que les Gibelins furent chassés de la ville, et les maisons des Uberti, chefs de ce parti, brûlées et détruites. Elles étaient situées dans la rue dite du Gardingo.